Un meeting à plus de 500 000 euros au parc des expositions de Villepinte, des déplacements aux quatre coins de la France, un QG de campagne dans le huppé VIIIe arrondissement de Paris, à deux pas des Champs-Élysées.
Comment Éric Zemmour finance-t-il sa campagne avec un parti créé seulement le mois dernier ?
S’il l’on en croit l’équipe du candidat d’extrême droite, un tiers des ressources proviendrait des adhérents à son mouvement Reconquête!.
Avec une moyenne de « 700 à 800 adhésions par jour », le parti aurait réussi à recruter, à trois mois du premier tour de l’élection présidentielle, « 80 000 adhérents ». Soit une manne d’au moins 2,4 millions d’euros, avec des adhésions de base à 30 euros.
À cela s’ajoutent les dons récoltés par les « Amis d’Éric Zemmour », qui ont obtenu leur agrément d’association de financement politique le 31 mai.
« On est à environ 6 millions d’euros » de dons, assure à Mediapart Julien Madar, responsable des financements de la campagne, sans apporter aucune preuve écrite à ses estimations.
Selon lui, « plus de 25 000 personnes » auraient donné, et 75 % des dons ne dépasseraient pas 150 euros.
Des chiffres qui démontrent l’« adhésion populaire » au profit d’Éric Zemmour, selon cet ancien banquier d’affaires passé chez Rothschild.
Le 10 décembre dernier, la radio Europe 1 – propriété de Vincent Bolloré – s’enthousiasmait du « jackpot » de « plus de 2 millions d’euros » qu’aurait amassé l’équipe d’Éric Zemmour.
Sa cagnotte aurait donc gagné 4 millions d’euros supplémentaires en un mois.
Un montant colossal, si l'on compare aux sommes collectées par ses concurrents.
Jean-Luc Mélenchon, par exemple, n’avait réuni au 31 décembre qu’un million d’euros de dons et Yannick Jadot 200 000 euros, selon La Lettre A.
En 2017, Emmanuel Macron avait recueilli, à un mois du premier tour, 9 millions d’euros de dons.
Ces chiffres ont-ils été artificiellement gonflés pour construire l’image d’un candidat crédible et proche du peuple ?
Selon nos informations, Éric Zemmour a en tout cas très tôt misé sur de grands donateurs, issus des milieux d’affaires, pour financer sa campagne.
Grâce à une série de témoignages et de documents internes – dont la liste des 1 000 invités VIP au meeting de Villepinte –, Mediapart a pu retracer les dîners de levées de fonds organisés dès le mois de mai, et identifier 35 des grands donateurs.
Ils ont donné entre 1 000 et 7 500 euros à l’association de financement du candidat ou à Reconquête! (le montant des dons est plafonné à 4 600 euros pour la campagne d’un candidat et à 7 500 euros par an pour un parti – qui peut lui-même prêter des fonds au candidat).
Plusieurs ont prêté entre 100 000 et 200 000 euros.
Ces documents offrent un aperçu inédit des coulisses de la campagne d’Éric Zemmour et éclairent la sociologie de ses premiers cercles.
Savoir qui soutient et finance ce nouveau candidat et son parti tout neuf relève de l’intérêt démocratique et général.
De grands donateurs issus des milieux financiers et d’affaires
Les grands donateurs que nous avons identifiés sont cadres dans des banques, fonds d’investissement, hedge funds.
Certains sont des Français expatriés à l’étranger (Royaume-Uni, Suisse, Hong Kong, Maroc).
On trouve pêle-mêle
un investisseur dans le secteur des technologies qui a auparavant travaillé une dizaine d’années au sein du groupe Bolloré ;
le directeur d’une entreprise américaine de services financiers, qui faisait partie de l'équipe dirigeante de la section LR (Les Républicains) au Royaume-Uni ;
le directeur exécutif d’une banque d’investissement internationale ;
le patron d’une entreprise parisienne spécialisée dans l’optimisation de la visibilité en ligne de points de vente ;
un responsable de la conformité d’une banque d’investissement à Genève ;
le PDG d’une des premières sociétés d’intermédiation financière ;
un consultant finance expatrié et membre de la Fondation Napoléon à Paris.
Parmi les gros contributeurs également, de nombreux cadres évoluant dans des cabinets de conseil, des groupes industriels ou dans le secteur immobilier.
Ont ainsi mis la main à la poche
un manager « senior » au sein du géant pharmaceutique américain Johnson & Johnson,
un responsable marketing et développement commercial dans le secteur des télécommunications,
un entrepreneur dans le domaine des télécoms et dirigeant d’une société de conseil,
plusieurs promoteurs immobiliers.
Figure enfin un certain nombre d’avocats d’affaires ou fiscalistes, en poste dans de grands cabinets français ou internationaux.
Dans cet univers très masculin, un nom attire l’attention :
celui de Chantal Bolloré, la sœur du milliardaire Vincent Bolloré ayant bâti un empire médiatique réactionnaire allant de l’audiovisuel à l’édition et employait, jusqu’en septembre, Éric Zemmour sur sa chaîne CNews.
Jointe par Mediapart, Chantal Bolloré, qui siège au conseil d’administration du groupe familial, ne se souvient pas avec précision du montant de son virement.
« Je pense que c’est 1 000 euros », indique-t-elle, avant de mettre fin à l’interview, expliquant qu’elle ne « tien[t] pas à en parler ».
« C’est un soutien comme des centaines d’autres », réagit Julien Madar, précisant qu’il s’agit d’un « don personnel » et que Vincent Bolloré n’a quant à lui pas donné.
Comment fonctionne la « machine » à dons Zemmour ?
Le pôle « financements » travaille sous la houlette de Julien Madar, directeur général de Checkmyguest (qui propose à la location à Paris près de 800 appartements haut de gamme).
Lors de la dernière campagne présidentielle, cet entrepreneur et investisseur de 32 ans était apparu parmi les invités d'un dîner de soutiens d’En Marche!, aux côtés de personnages de premier plan comme des cadres du cabinet de conseil McKinsey.
« J’avais un peu travaillé sur le financement des start-up, c’était vraiment une pure consultation », minimise-t-il.
Aujourd’hui, il pilote les levées de fonds de la campagne Zemmour.
En septembre, lorsque son nom avait été révélé par Radio France, il avait juré à Mediapart qu’il avait seulement, à la demande de Sarah Knafo, mis à disposition des Amis d’Éric Zemmour une boîte aux lettres – à l’adresse de sa société – pour « dépanner » l’association.
« À l’époque, mon rôle n’était pas public et n’avait pas vocation à l’être. Mon engagement n’avait aucun lien avec ma société », justifie-t-il aujourd’hui à Mediapart.
En parallèle, des petites mains s’activent pour collecter des dons, en mettant à profit les réseaux de chacun.
Comme Tom Didi, jeune juriste et entrepreneur, qui se présente comme membre des Amis d’Éric Zemmour et de Reconquête!.
Cet électron libre affirme donner un coup de main « à temps partiel » en parallèle de ses activités professionnelles.
« Je fais mon travail dans l’ombre. Je récolte les parrainages et les financements que je peux récolter. Je ne m’affiche pas, le travail est mieux fait lorsqu’on est dans l’ombre », raconte-t-il, sans vouloir divulguer de chiffres.
En avril, il a écrit à Éric Zemmour sur son adresse courriel professionnelle au Figaro – « un échange d’idées, intellectuel » –, puis « de fil en aiguille », « par plusieurs intermédiaires », il s’est investi.
« C’est la première fois que je m’engage politiquement », assure-t-il.
Il a fait un don, avant de démarcher parmi ses contacts : « Je connais des gens qui ont de l’argent, j’essaye de savoir un peu plus leurs idées et si ça matche, je leur demande s’ils voudraient faire un don pour la campagne, je dis que c’est défiscalisé – des arguments qui peuvent amener à donner. Puis ces personnes peuvent elles-mêmes en solliciter d’autres. »
Sur la liste des invités « VIP » de Villepinte figurent également des « poissons pilotes », qui ne contribuent pas financièrement eux-mêmes, mais mettent à profit leur carnet d’adresses.
Comme Patrick, à la tête d’une société spécialisée dans le conseil en levée de fonds.
Contacté par Mediapart, il requiert expressément l’anonymat pour raconter le coup de main donné à la campagne.
« J’ai des clients de gauche, de droite, je ne souhaite pas apparaître. Je ne suis pas le militant qui va aller coller des affiches et voit Zemmour comme un dieu vivant. Mon job consiste à présenter des gens à des gens. J’ai des amis qui aiment Zemmour, je les présente », dit-il, assurant avoir aussi prêté main-forte à « une boîte macroniste ».
Issu d’une famille de pieds-noirs, fils d’un militant du RPR, petit-fils de « gardiens d’immeuble HLM à Vitry-sur-Seine », il se reconnaît dans « l’histoire personnelle et familiale » d’Éric Zemmour.
« Il a eu un vécu similaire. Et en tant que pieds-noirs, on soutient des pieds-noirs. »
Des dîners de levées de fonds dès le mois de mai
Selon nos informations, entre mai et novembre 2021, une série de dîners de levées de fonds ont été organisés, à Paris mais aussi à l’étranger (Londres, Genève).
Jérémie Jeausserand, avocat fiscaliste parisien, a été à l’initiative de trois de ces soirées mondaines.
Contacté par Mediapart, il n’a pas souhaité répondre, invoquant sa « vie privée ».
Julien Madar nous a, de son côté, indiqué que son soutien était « public ».
Le 9 novembre, autre levée de fonds : deux invités figurant sur la liste « VIP » de Villepinte, Valérie et Olivier de Panafieu, ont convié à leur domicile parisien trente personnes, autour d’Éric Zemmour.
Selon nos informations, parmi les convives, le célèbre couple d’écrivains voyageurs Alexandre et Sonia Poussin, qui se réjouissent à travers leurs livres et documentaires en Afrique (Africa Trek, et Madatrek) de « l’extraordinaire diversité du monde » et prônent « la compréhension de la différence », considérant le racisme « comme un fléau qui entache l’humanité ».
À ce même dîner étaient invités des cadres dirigeants de Vinci et Chanel, deux associés d’un grand cabinet d’avocats d’affaires parisien, ou encore l’ex-chanteur du groupe culte des années 1980 Partenaire Particulier, Pierre Beraud-Sudreau.
Reconverti en consultant immobilier, celui-ci figure parmi les donateurs, selon nos éléments.
Questionnés, Alexandre Poussin et Pierre Beraud-Sudreau nous ont indiqué qu’ils ne répondraient pas, estimant que cela relevait de leur vie privée.
Leur hôte, Valérie de Panafieu, avait soutenu sur Facebook le « Printemps français », émanation radicale de « La Manif pour tous », en 2013.
Sollicitée par courriel, elle n’a pas donné suite.
Son mari, Olivier de Panafieu, est un ancien de HEC à la tête du bureau parisien du cabinet Roland Berger, géant européen du conseil en stratégie.
Dans un portrait qui lui était consacré en 2020, le magazine Challenges rapportait ces propos qu’il aurait tenus, d’après des témoins, au cours d’une période de jeux de pouvoir au sein du groupe allemand : « Je suis Pétain ! Il faut assurer la continuité. »
Des mots qu’il « conteste formellement avoir prononcés », fait-il valoir à Mediapart via son avocat, Olivier Baratelli, en dénonçant un « amalgame aussi grossier et détestable ».
Pour le reste, il reconnaît avoir, « à titre personnel », « particip[é] à divers événements de la vie démocratique pour différents partis, dont des dîners de levées de fonds ».
Tout en précisant n’avoir « aucune responsabilité officielle de près ou de loin » dans l’état-major de campagne d’Éric Zemmour – « ni chez aucun autre candidat ».
Il n’en dira pas plus : « Je ne souhaite pas commenter mon droit individuel et strictement personnel, ni celui de mon épouse, à m’intéresser à la vie civique et démocratique de mon pays » .
Cadre d’un groupe industriel dans le secteur des équipements médicaux, ancien de HEC et résidant à Neuilly, Gilles de Beauvais était présent à ce dîner.
C’est « par amis interposés » que sa femme et lui ont été mis en contact avec des membres de l’équipe Zemmour, explique-t-il à Mediapart.
Électeur de François Fillon en 2017, il a été « étonné » de croiser ce soir-là « globalement des profils cadres sup’, historiquement dans une mouvance LR-Filloniste ».
« Autour d’un verre », il a pu échanger « de façon rapide, à bâtons rompus, avec Éric Zemmour », puis a fait avec son épouse un « don familial » qui les place parmi les gros donateurs.
Il raconte avoir été séduit par « la façon dont Éric Zemmour parle de la France et de l’avenir », « sa constance, sa liberté de ton, sa franchise ».
Dans la foulée, il a été invité à Villepinte, « un beau meeting, très pro, de grande qualité ».
Ces soirées mondaines n’avaient pas seulement un « aspect financier », assure Julien Madar.
Éric Zemmour y a participé « pour rencontrer des entrepreneurs, des industriels, des commerçants, des artisans, des avocats, des gens de la finance » et « remonter des problématiques sectorielles » afin d’alimenter son programme présidentiel.
Parmi les contributeurs financiers, certains sont historiquement proches des milieux d’extrême droite.
Comme Xavier Caïtucoli, ex-PDG de Direct Énergie, qui a octroyé un prêt.
Ce polytechnicien, ancien cadre local et candidat du MNR de Bruno Mégret en région PACA, apparaît dans deux structures héritières du Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), un courant intellectuel d’extrême droite : la fondation Polémia (dont il fut en 2002 l’un des cofondateurs aux côtés de Jean-Yves Le Gallou) et l’Institut Iliade, où il a été invité à un colloque en 2021.
Contacté par Mediapart, il n’a pas donné suite.
D’anciens soutiens de l’UMP
D’autres grands donateurs sont plutôt d’anciens soutiens des campagnes RPR, UMP ou LR.
« Sociologiquement, ce sont des gens de droite qui ont voté Fillon ou Macron en 2017 puis ont été déçus du macronisme, notamment sur les questions régaliennes – sécurité, immigration, identité de la France », explique Julien Madar.
Mais le « dénominateur commun », selon lui, « c’est qu’ils ont voté Sarkozy en 2007 ».
C’est le cas de Didier Wisselmann, qui fut le directeur de cabinet adjoint de Christian Estrosi et le chef de cabinet de Laurent Wauquiez lorsqu’ils étaient ministres de Nicolas Sarkozy.
Cet ancien sous-préfet de 57 ans, ex-chef du service économique de l’ambassade de France en Israël, est aujourd’hui directeur « audit, risque, éthique et compliance » chez Renault et membre du comité de direction corporate du groupe.
Il connaît l’ex-journaliste du Figaro depuis plus de dix ans, s’est rendu au meeting de Villepinte et a fait un don important.
Contacté, il a confirmé nos informations, mais a refusé de détailler les raisons de son engagement dans l’article.
Avant de soutenir politiquement et financièrement Zemmour, Daniel Papeix était lui aussi un sympathisant de l’UMP puis LR, mais également l’un de ses donateurs, indique-t-il à Mediapart.
Il y a deux ans, il a quitté le parti, qu’il juge girouette.
Avant l’été, apprenant par Jacques Bompard, le maire (extrême droite) d’Orange – « qui s’est occupé du fan club de Zemmour à un moment » – que l’éditorialiste du Figaro allait se présenter, il lui a écrit au journal.
« Il m’a répondu une belle lettre, charmante. J’ai demandé à avoir une responsabilité, au début, on n’était pas légion… »
Depuis le mois d’août, il « travaille vraiment à fond » au service du candidat.
Il est devenu délégué départemental de Reconquête! en Haute-Vienne, était présent au meeting de Villepinte et a lui-même fait un don.
Avantages fiscaux
« Déçu » lui aussi « par Chirac et Sarko », et filloniste convaincu, Guy Martinolle a contribué dès le mois de septembre.
Cet ancien gérant d’un hedge fund, âgé de 70 ans et expatrié depuis 2005 en Suisse puis au Maroc, raconte être un habitué des grandes donations (« aux Orphelins de la police, à la Maison de la gendarmerie, aux pompiers »), qui lui permettent de ne pas payer d’impôt sur la fortune immobilière (l’IFI, l’ancien ISF) – les dons étant déductibles.
Sollicité pour deux dîners de levées de fonds, à Paris et à Genève, il a décliné les invitations, mais a envoyé « un chèque de 5 000 euros aux Amis d’Éric Zemmour » pour qu’il « puisse porter son message ».
Il estime que l’ancien éditorialiste « ne sera certainement pas élu, et probablement pas au deuxième tour », mais que « les sujets qu’il met sur la table méritent de l’être ».
Le candidat ne lui est pas inconnu, il l’a rencontré au Brésil il y a quelques années, « par un ami commun » et ils étaient allés « voir un match de football ensemble ».
Il dit avoir été « bluffé par sa connaissance de l’histoire ».
Mais son soutien financier ne signifie pas qu’il « partage 100 % de ses idées », insiste-t-il.
À l’automne, il a même eu « des états d’âme » en voyant les « quatre semaines catastrophiques » du candidat « sur la forme » :
« Il a fait un démarrage de campagne assez calamiteux après le lancement, il s’est laissé enfermer dans les polémiques, il en a rajouté lui-même. Il ne prenait pas assez de hauteur, il n’était pas assez pédagogue. »
Comme d’autres donateurs interviewés, il n’est pas certain de glisser un bulletin Zemmour au premier tour et n’exclut pas de « voter utile », c’est-à-dire pour la meilleure candidate à droite de l’échiquier politique, afin de faire barrage à Emmanuel Macron.
Signe que le soutien à Éric Zemmour reste difficile à assumer, de nombreux donateurs contactés nous ont demandé de ne pas faire figurer leur nom dans l’article.
L’un d’eux a par exemple requis l’anonymat pour nous expliquer longuement les raisons de son engagement, expliquant ne pas souhaiter « s’engager publiquement », notamment par rapport à son employeur.
Certains racontent que l’affichage de leur soutien au candidat d’extrême droite a été mal perçu par leur entourage.
« Beaucoup de mes copains sont dans le CAC 40, sont blindés et votent Macron, relate ainsi Guy Martinolle.
Quand je dis que j’ai aidé au départ la campagne d’Éric Zemmour, j’aurais signé avec Goebbels ou Hitler, c’était la même chose… Mais ils ne prennent pas le temps d’aller dans le fond des dossiers », estime-t-il.