Céret (Pyrénées-Orientales).–
Ce 5 juillet 2020, une quinzaine de personnes se retrouvent dans une maison près de Céret (Pyrénées-Orientales).
Elles ne se connaissent pas toutes.
Mais elles ont un projet fou en commun : racheter ensemble Le Cheval dans l’arbre, la seule librairie de cette commune de 8 000 habitants.
Une institution dans la ville, mais que tous les habitués redoutent de voir fermer : le libraire sur le point de partir en retraite ne trouve pas de repreneur.
Dans l’esprit de Michèle Cardonne, fondatrice historique de la librairie en 1986, il n’a jamais été question que la librairie ferme, d’autant plus que ses finances sont saines.
Celle qui a passé la main dans les années 1990 précise son rôle :
« Je faisais l’intermédiaire entre Jean-Luc [l’actuel libraire – ndlr] et des repreneurs potentiels, mais aucune offre ne lui convenait. »
Jusqu’à ce qu’elle rencontre Béatrice Mesureur, qui cherche à reprendre une activité de libraire, en plus de son métier d’accordeuse de piano.
Entre les deux femmes, le courant passe.
Mais Béatrice le reconnaît, elle se voit mal reprendre la librairie toute seule.
L’idée d’une coopérative, la perspective d’une gestion en groupe la séduit davantage.
Moins de risque financier pour elle, et un projet en phase avec ses valeurs.
« C’était rassurant de rejoindre un collectif pour assurer la présence du livre ici à Céret et ne pas être seule maître à bord. »
Dès l’été donc, sept personnes décident de plancher sur la création d’une SCIC, société coopérative d’intérêt collectif.
En France, on en compte un peu plus de mille en 2020, dont une dizaine de librairies.
Leur fonctionnement est proche de celui des SCOP.
La gouvernance y est démocratique et collective.
Une personne détient une voix, quel que soit le nombre de parts qu’elle possède.
Le capital est géré par les salariés et les sociétaires.
Les élus et institutions locales peuvent aussi participer aux décisions.
Les bénéfices sont réinvestis dans l’entreprise, et il n’y a pas de dividendes.
Tout le monde se met à la tâche.
Dans l’équipe on connaît peu le milieu de l’économie sociale et solidaire.
Tout est à apprendre, la théorie mais aussi la pratique.
Travailler ensemble, échanger, se mettre d’accord… tout ce qui sous-tend chaque dessein collectif.
Il faut plancher sur les statuts de l’association qui va préfigurer la création de l’entreprise, et convaincre l’Urscop (l’Union régionale des Scop) d’accompagner le projet.
Le banquier est d’abord étonné de leur demande :
« Il n’avait jamais entendu une chose pareille », dit en souriant Michèle.
Il finit par accepter de leur accorder un prêt.
Les réunions en visio s’enchaînent, les mails aussi.
« La gestion des mails, c’est quand même un drôle de truc, concède Auriane Vigny, la trésorière de l’association.
J’en recevais parfois des dizaines le dimanche soir, et il m’arrivait d’être au bord des pleurs.
On s’était bien réparti les rôles, mais c’est vrai qu’on était constamment pris par ça, c’était fatigant. »
La crise sanitaire et le second confinement n’entament pas leur motivation, d’autant plus qu’en février les librairies rejoignent la liste des commerces dits essentiels.
Pour devenir une SCIC, l’association Les amis du Cheval dans l’arbre a besoin de 89 000 € pour racheter le fonds de commerce, augmenter le stock, et rémunérer deux salariés à mi-temps, 10 % au-dessus du smic.
Elle doit recueillir au moins 25 000 euros de fonds propres, les fameuses parts sociales, vendues 50 euros l’unité.
Chaque personne qui en achète devient sociétaire.
Chantal Decosse, fidèle cliente de la librairie et présidente d’une association de citoyens à Céret, a tout de suite apporté son soutien au projet.
Son association a acheté pour 500 euros de parts sociales.
Cette participation allait de soi, pour elle :
« Quand on entre au Cheval dans un arbre, on est sûr de ressortir avec un livre, confie-t-elle.
Là-bas on se sent chez soi, c’est tout un état d’esprit.
Au début, le projet m’a rendu sceptique.
Et puis j’ai vraiment eu peur que la librairie ferme, j’aurais été contrainte d’aller acheter mes livres à Perpignan…
Ça n’aurait pas été la même chose. Cette librairie, c’est un joyau. »
Le prochain défi, c’est l’arrivée de nouveaux bénévoles engagés pour soulager une équipe fatiguée par plus de neuf mois de mise en route.
Car la charge de travail et le temps long ont fait naître des tensions au sein du groupe.
Pas de quoi compromettre le projet, mais assez pour se rendre compte qu’il faudra vite de nouvelles forces vives.
Michèle et Béatrice ont d’ailleurs lancé un appel aux sociétaires volontaires pour demander de l’aide.
« On aimerait bien que de nouvelles personnes entrent dans le groupe, et prennent le relais », reconnaissent-elles.
« Le nombre fait la force, admet à son tour Auriane qui reconnaît avoir été affectée par les désaccords au sein du groupe.
Là, on a encore le nez dans le guidon, mais j’ai hâte de voir comment ça va se passer quand la coopérative va vraiment exister. »
La SCIC devrait être propriétaire des lieux d’ici au mois de mai, avec une inauguration prévue en juin…
Et déjà pas mal de projets.
« On va étendre les horaires d’ouverture, d’où le recrutement d’une autre salariée.
Le stock est en train d'être repensé.
On cherche aussi à déménager dans un local plus grand afin de pouvoir accueillir plus de monde », détaille Béatrice.
Auriane, elle, aimerait bien qu’un espace soit réservé aux enfants avec des jeux.
En attendant, le collectif a obtenu du bailleur qu’il fasse des travaux pour aménager un point d’eau et des toilettes dans ce local d’à peine 30 mètres carrés.
Si l’aventure est avant tout humaine, pour Michèle Cardonne elle revêt aussi un caractère politique.
Un moyen de reprendre le pouvoir.
« Dans le climat actuel, dans ce système capitaliste à bout de souffle, il faut que les citoyens recréent des conditions d’échanges et de solidarité ensemble. »
La gestion coopérative est pour elle un acte de résistance.