• Non, le cas Jacqueline Sauvage n'est pas un cas périphérique

    Rouge ViF !

    Non, le cas Jacqueline Sauvage

    n'est pas un cas périphérique

     

     

    Voici en quelques mots mon avis sur le dernier rebondissement de l'affaire Jacqueline Sauvage, car je vois bien que certains de mes contacts facebook sont entrain de douter, de reculer, de relativiser, de se dire qu'il n'y a pas de fumée sans feu ou de se laisser influencer par le torchon de machin Éolas.

    Je pense avant toute chose qu'il est important de redonner les éléments de contexte de notre société de féminicides structurels, où nous sommes toutes, pour l'instant, en situation de légitime défense en tant que femmes. Nous en sommes aujourd'hui à 68 femmes tuées par leurs compagnons ou ex-compagnon depuis le premier janvier de cette année, avec des mobiles qui se ressemblent beaucoup et notamment le refus de ces hommes que les destins de "leurs" épouses leurs échappent au moment d'une éventuelle séparation. Il s'agit donc bien culturellement d'une idéologie de régime de propriété, donc d'esclavage puisqu'on parle de s'approprier des humains qui ont une caractéristique spécifique, leur genre. Ce chiffre constant d'une femme tuée tous les deux jours et demi ou tous les trois jours selon les années en France (sans parler de celles qui sont dans la tombe jusqu'aux chevilles, jusqu'aux genoux ou jusqu'au cou) est révélateur de la façon dont notre société crée inlassablement nos agresseurs, nos violeurs et nos tueurs, à un rythme qui ne varie guère.

    Face à cela, nous devons élaborer notre défense et assurer notre survie. Aucun de ces 68 cas de féminicides n'a fait la Une d'un quelconque journal. Les femmes meurent, on le sait, on ne s'en émeut pas, c'est dans la rubrique des faits divers et des "crimes passionnels" comme se complaisent à les décrire les plumes des journalistes qui s'identifient évidemment au ressenti des hommes qui dominent culturellement la société. Il aura fallut paradoxalement qu'une femme tire trois coups de fusil dans le dos de son bourreau pour que l'un des visages des victimes de violences conjugales sorte de l'ombre et couvre les façades de tous nos kiosques à journaux, et ça n'a rien d'anodin. C'est devenu un débat politique le jour où il y a eu... mort d'homme.

    La justice n'est pas adaptée, loin de là, à notre condition de femmes exposées, chaque jour, à la domination masculine et à la brutalité phallocrate. Illustration récente, début août, une femme qui est encore entre la vie et la mort a été brûlée à 85% par son compagnon. Elle avait déposée une main courante contre lui pour violences conjugales et tout ce qu'on a su lui proposer, c'est... une médiation familiale au mépris de la convention d'Istanbul qui l'interdit en cas de violences. C'était presque une condamnation à mort, et ça le sera peut-être si elle vient grossir le chiffre macabre que j'ai avancé ! Je pense d'ailleurs qu'on est très loin de connaitre le véritable chiffre des femmes tuées par leurs maris, qui meurent par épuisement, sous l'accumulation des petites gifles par-ci par-là d'une mort soit-disant naturelle et qui ne seront jamais comptabilisées nulle part.

    Dans le cas de Jacqueline Sauvage, nous avons à notre connaissance tous les symptômes du régime de terreur patriarcale qu'élabore un homme pour asservir ses sujettes d'intérieur au sein de la cellule familiale. Évidemment violer les filles pour qu'elles se tiennent à carreau et qu'elles gardent dans leur chair la marque de la terreur, et frapper régulièrement l'épouse. Un enfer de 47 ans dont la lèvre coupée qu'a relevé l'expertise le jour du meurtre n'est que la partie émergée de l'iceberg, en l'occurrence le point final de ce régime de terreur. Pour parler de proportionnalité entre les coups et la riposte, il faudrait déjà prendre en compte dans son ensemble le continuum de ces coups dont chacun la menait tranquillement vers la tombe jusqu'à l'épuisement de la vie, comme un cortège de petits pas qui vous trainent vers une mort inéluctable. Ne nous voilons pas la face : Jacqueline serait sans doute morte quelques années plus tard dans l'indifférence générale, dans une brève, dans la rubrique des faits divers, et aucun de nous ne l'aura su ni ne l'aura commenté.

    Autres éléments à prendre en compte, le fait que Jacqueline aie été témoin des coups reçus par sa mère de la part de son père qui lui avait cassé le nez, banalisant ainsi à ses yeux le caractère normal du fait que les femmes se font frapper par leurs hommes. Elle avait également un statut de conjointe collaboratrice et ne touchait pas ses propres salaires. Elle était ainsi, et pour maintes raisons qui relèvent de l'acceptation ou de l'absence de portes de sortie, totalement à la merci de celui qui la tuait lentement et sûrement.

    Enfin, comment le négliger ? Il est aujourd'hui plus que rarissime d'obtenir une ordonnance de protection ou un hébergement d'urgence dans un moment où les politiques d'austérité saignent les associations dédiées et les moyens de prévention ou d'accompagnement. Les 15% de femmes qui transgressent la norme du silence en portant plainte ont quelques raisons de craindre conséquences et représailles pour leur audace. De ce fait, il n'y a pour nous autres citoyennes que les larmes de crocodile que verse annuellement le gouvernement tous les 8 mars ou tous les 25 novembre pour déplorer en chiffres notre triste sort et s'en tamponner le lendemain. Évidemment, aucune prise en compte des précieux travaux de Muriel Salmona sur le stress post-traumatique et le syndrome de la femme battue n'est sérieusement étudié et encore moins assimilé et traduit en réformes ou en mesures spécifiques.

    Tout ça pour dire qu'il y a tout lieu d'estimer que, dans ce pays où une femme sur 10 a déclaré être victime de violences conjugales selon l'ENVEFF, en 2000, les femmes en couple sont nombreuses à être gravement en danger, un danger qu'alimente continuellement et sans états d'âme les données culturelles du machisme hégémonique dans la presse, sur les murs de la Cité, dans les clips musicaux, dans les pubs, dans l'espace public, au cinéma, dans les chansons, bref dans tout ce qui nous entoure et qui ne cesse de conforter les hommes dans leur identité de dominants et nous de dominées.

    "Je l'aimais tant que je l'ai tuée" chante à tue-tête Johnny. "Je vais te marietrintigner" lui répondra Orelsan, et la foule applaudit à la détresse des bourreaux !

    Il y a, dans nos sociétés et plus précisément dans la Justice, une façon de choisir subjectivement la cause des hommes par identification avec le dominant, c'est-à-dire avec le citoyen humanisé et individualisé, notamment quand on exige de Jacqueline de ne pas se victimiser ou qu'on lui reproche d'avoir médiatisé son cas, c'est-à-dire de problématiser, de caractériser ce qu'elle est, et d'avoir établi un rapport de force. Je ne parle même pas du fait qu'on lui demande de reconnaitre sa part de participation aux défaillances d'un tel couple, en face d'un tel personnage. Cantat, qui avait copieusement défoncé la gueule de sa compagne de plusieurs coups de poing, sans nulle circonstance atténuante, dont le procès a été follement médiatisé avec comme titres de presse complaisants le concept du "Crime passionnel" et qui a pu se refaire le portefeuille via un album dédié avait obtenu quant à lui une libération conditionnelle après trois années d'emprisonnement et bénéficié avant cela de plusieurs autorisations de sortie... Grand bien fasse à nos assassins transis d'amour sanguinolent !

    Je le dis haut et fort, la seule chose qu'à notre société à présenter à Jacqueline Sauvage, ce sont des excuses pour non assistance à personne en danger pour l'avoir réduit à ce geste puisque, selon tant de témoignages qui se sont succédé à la barre, dans ce petit village, "tout le monde savait".

    Pour finir ? Je crois qu'il va falloir refuser de mourir. Je crois qu'il va falloir assumer que nous sommes en guerre au sein d'une société qui est aujourd'hui encore une machine à tuer les femmes. Je maintiens que Jacqueline était en situation de légitime défense et qu'on ne sait pas dans quel état elle serait aujourd'hui si elle n'avait pas commis ce meurtre, un geste qui aura aussi permis de secouer ses trois filles qui se sont enfin révolté contre le crime incestueux qu'elles avaient subi avant de l'enterrer dans le passé et dans l'acceptation de l'impunité du criminel. Je pense que c'est important de dire qu'un régime de terreur est un régime politique qui nous atteint dès notre naissance, nous frappe dès notre puberté, dès le premier "Sale pute - Je vais te violer - Suce ma bite - Le repas est froid". Je pense que sinon, nous continuerons à mourir dans l'indifférence glaciale d'une société érigée par les hommes et pour les hommes, dont ils écrivent les codes, où ils sont chez eux, dont ils s'étaient fabuleusement accommodé jusqu'à la dernière minute du suffrage universel mâle, et où la vie des femmes ne vaut décidément pas grand chose.

    Non, le cas Jacqueline Sauvage n'est pas un cas périphérique, une étrange dimension pas très chic de la société qu'il faut soigner pacifiquement. Le cas Jacqueline Sauvage est central et nous concerne toutes, nous, nos filles, nos sœurs, nos mères, nos grand-mères qu'on a vu parfois se faire tabasser en baissant les yeux et en priant pour qu'advienne vite leur veuvage, que le cauchemar s'arrête de lui-même.

    Ces mots ne prétendent en rien instaurer ni institutionnaliser la peine de mort, toute mort est une mort de trop. Qu'on les arrête vivants, qu'on les condamne et qu'on nous protège de leurs vengeances, ce serait tant mieux pour eux comme pour nous, mais rien n'est fait pour cela à l'instant T où je publie ce statut, comme c'était le cas au moment où Jacqueline a tué son bourreau. Nous non plus, ne méritons pas la peine de mort.

    Alors au lieu de tourner autour du pot en assurant ses arrières et en condamnant son geste avant de mendier pour elle la clémence, posons-nous la question : Pourquoi l'a-t-elle tué ? Pourquoi nous tuent-ils ? Pourquoi, comme le dit Françoise Héritier "de toutes les espèces animales répertoriées, il nous faut bien convenir que l'homme est la seule espèce où les mâles tuent les femelles", du moins à ces proportions ?

     

    FEB !


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