• Christiane Taubira ‘’…D’une beauté sauvage…Jusqu’à ce grand saccage…’’

    Christiane Taubira

    ‘’…D’une beauté sauvage…

    Jusqu’à ce grand saccage…’’

    (Jean Ferrat)

    23 juillet 2016

    Face aux risques,

    délaisser les querelles politiciennes,

    privilégier l'analyse politique

    et articuler l'action immédiate et à terme.

     

    #‎Nice‬, ville frontière, ayant tant voyagé dans les cultures, les arts, sous les régimes, les nationalités. Ayant entendu tant de langues. Sans bouger. Sa géographie imperturbable. Nice, ciel et mer azur. Ses paysages familiers depuis toujours. Nice et son histoire, ses convoiteurs, ses soubresauts ; son réseau Marcel créé par Moussa Abadi, né en Syrie, et Odette Rosenstock, qui a sauvé la vie de plus de cinq cents enfants juifs. Nice et ses Résistants, Nice et ses manifestations des 14 juillet 41 et 42. Nice et son insurrection du 28 août 44.

     

    Nice et cette nuit de cauchemar. Des enfants couraient, riaient, criaient, insouciants et espiègles car c’est à tous sauf à eux-mêmes de veiller sur eux. Ce fut un charivari en toutes langues. Les sons de peur, d’alerte, d’horreur se confondaient en autant d’éclats polyphoniques d’une même voix, humaine, tant humaine, épouvantée par tant de haine, de fureur et de folie.

     

    Nice et sa promenade après Paris et ses terrasses, ses acrobates du crayon, ses croyants ses incroyants, ses uniformes et ses passants, c’est toujours le goût de la fête qui exaspère, celui de la rencontre, de la musique et du sport, la joie de flâner, la saveur des choses et le secret des êtres, l’évidence de la différence, le plaisir de vivre. Comme à Munich, la vie en plein air, la légèreté d’un weekend d’été, les sorties en famille, la gaieté en musardant dans le tohu-bohu.

     

    Massacrer aveuglément, frapper tous pour effrayer chacun, instiller ce sentiment de vulnérabilité collective et de fragilité personnelle, se faire les grands-clercs de cet entre-deux, ‘’ce clair-obscur d’où surgissent les monstres’’ (Gramsci), tel est l’ouvrage funeste.

     

    Trois attentats horriblement meurtriers en dix-huit mois, tant de personnes absentes assassinées, tant de personnes qui luttent aujourd’hui encore pour rester parmi nous, de blessées dont les cicatrices de l’âme saigneront plus longtemps que celles du corps, et cette sensibilité à fleur de peau qui fait se crisper au moindre bruit inhabituel, une sirène et l’angoisse s’invite. La peur en ces circonstances est normale. Elle est même saine. Une preuve de lucidité. Une condition de préservation.

     

    Des questions sont légitimes. Si les personnes qui savent qu’elles ne se remettront pas de sitôt de l’absence et des absences, ont le droit, y compris sur tous les tons du moins dans l’immédiat, de poser toutes les questions qui les taraudent, ces questions ne peuvent servir de paravent ni à des calculs électoraux, ni à des concours de notoriété. Il ne suffit pas de faire tapage pour faire oublier des décisions qui ont contribué au chaos, offrant des bases d’organisation, de repli ou de recrutement à ceux qui nous menacent et nous attaquent. Il ne suffit pas de martialité pour masquer le choix de la guerre sans préparation de la paix.

     

    Outre ces trois attentats massivement meurtriers, les drames de Villejuif, Magnanville, Saint-Quentin Fallavier, le carnage évité dans le Thalys, attestent la disparité des façons de tuer, rappellent que la menace est réelle, protéiforme, durable. La pensée magique n’est d’aucun secours. Les anathèmes, aussi sonores que déplacés, ne consolent personne, ne nous réconfortent pas au présent, ne nous protègent pas à l’avenir.

     

    Ni guerre ni paix.

     

    Ni guerre. Où se trouve le front ? Quel est le lieu où, face à face, s’affronteraient tous les courages ? Quelles sont les revendications ? Quel pourrait être le point d’appui de quelconques pourparlers ? Sur quel contenu pourrait-on y mettre fin ? Quelle date pourrait-on fixer pour convenir de cette fin et de ses conséquences ? Ni guerre.

     

    Ni paix. Tant de morts ! Pris au dépourvu par la lâcheté d’assauts qui, dans le paradoxe de la détestation aliénante, visent et révèlent en même temps une mixité sociale et culturelle, une convergence d’habitudes, des lieux communs à tous les prénoms, tous les métiers, toutes les conditions, toutes les ardeurs. Nos morts, et cette crainte qui s’installe au cœur de nos esprits.

     

    Ni guerre. Ni paix.

     

    Une certitude. De tous les pays européens, à considérer les tueries de masse, la France est la cible privilégiée des terroristes. Les attentats du 22 mars en Belgique ont été perpétrés par des terroristes appartenant à la même cellule que ceux qui ont commis les attentats du 13 novembre à Paris. Aucun autre pays en paix n’a subi autant d’attaques en si peu de temps. Cette réalité est cruelle, mais elle est. Et il faut lui faire face.

     

    Nous devons gagner la bataille du recrutement. Et si j’en fais un leitmotiv depuis plus d’un an et demi, c’est parce que là se trouve le cœur d’une action publique méticuleuse, rigoureuse et durablement efficace. Elle n’est pas exclusive de l’action militaire ciblée sur les arsenaux et logistiques ; de l’action diplomatique opérant sur les rapports de force ; de l’asphyxie financière. Mais face à cette armée innombrable qui se lève de partout, assécher le terreau où germe, pousse, jaillit cette monstruosité si froide qu’elle paraît intoxiquée, tel est le défi. L’endoctrinement religieux ne suffit pas à expliquer.

    Nous le savons depuis que la proportion, en constante progression, de convertis récents passés à l’acte en quelques semaines révèle davantage une emprise sectaire qu’une quelconque illumination à mission vengeresse. C’est pour cela que, dès le premier trimestre 2015, j’ai fait former le personnel pénitentiaire à détecter et déconstruire ces méthodes sectaires.


    La rhétorique djihadiste, simple, brute, affranchit efficacement d’encombrantes hiérarchies, déleste de pesante doctrine, exonère de raide discipline. Elle parvient ainsi à capter des individus en marge, au rapport parfois distendu avec la religion, même si celle-ci n’est pas sans effet chez ceux qui rêvent d’instauration d’un fantasmatique califat. Le terrain est celui des esprits, où frustrations, humiliations, ignorance et fêlures pourvoient en énergie destructrice. Le champ de la conquête est celui du processus d’affiliation et du sentiment d’appartenance.


    Ressasser des poncifs sur les décisions de justice, prises en indépendance par des magistrats dans notre Etat de droit ; gloser sur les effets de la prison lorsqu’aucun des tueurs du 13 novembre, ni celui du 14 juillet, n’avait d’antécédents carcéraux ; rabâcher les sempiternelles récriminations fondées sur de seules motivations partisanes, c’est s’obstiner à déguiser la réalité, se réfugier derrière des incongruités confortables, se satisfaire de facilités aberrantes, se situer en-deçà des nécessités régaliennes, et finalement nous exposer durablement au danger. Quand il faudrait voir de haut et voir loin.

     

    Nous avons à agir, vite et mieux,

    à l’interne et à l’international.


    Nous sommes habitués à vivre en paix ; nous n’avons ni les réflexes de la guerre, ni ceux, plus utiles, de cet entre-deux difficile à définir dans sa nature et sa durée. Nous avons besoin de sûreté, ce droit imprescriptible inscrit dans la Constitution par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La sûreté inclut la préservation de nos libertés individuelles et publiques. Il convient de les organiser, pas de les opposer. Il revient à la puissance publique de trouver, et ce n’est pas simple, la souplesse qui permette d’ajuster le dispositif de sécurité aux multiples formes des attaques, dans la proportionnalité qu’exige l’Etat de droit, campé sur ses institutions solides.

     

    Nous ne pouvons ignorer l’état du monde. Les foyers d’où prennent naissance les périls auxquels nous sommes exposés ne sont pas près d’être stabilisés.

    Si la communauté internationale ne veut pas risquer l’insignifiance d’une impuissance structurelle, elle doit se penser au temps où elle est appelée à agir, revoir ses règles obsolètes et réveiller ses principes assoupis: nous ne sommes plus en 1945, la décolonisation a eu lieu, et les cinquante pays de l’après-guerre sont désormais deux cents ; la guerre froide a sévi puis elle a vécu ; les équilibres, aussi contestables qu’ils fussent, sont rompus ; la révolution numérique a instauré une présence du monde et une connaissance de l’état du monde en temps réel.

    Cette circulation preste et continue de l’information, des personnes, des armes, de l’argent, des propagandes bouleverse en profondeur la temporalité de l’action internationale.

    Ni l’impasse d’un aveuglement géostratégique, ni la pusillanimité qui préside aux rapports bilatéraux, ni le désintéressement permanent vis-à-vis de ceux qui luttent pour les libertés çà et là dans les pays autocratiques ou théocratiques, ni les errances commerciales qui multiplient les risques d’armement sophistiqué des forces terroristes, ne nous protègent.

     

    Certains pays ont plus de responsabilités que d’autres.

    Elles leur incombent du fait de leur Histoire, de leur position géopolitique, de leur poids politique, de leur prestige culturel, de leurs ambitions internationales. La Russie en est. Pour peu qu’elle soit amenée, de préférence par son opinion publique, à s’élever à la hauteur de ce qu’elle fut sur de longues périodes, et du poids qui lui revient dans l’accomplissement de cet avenir du monde devenu irrémédiablement solidaire.

     

    La Syrie, l’Irak, le golfe persique, le conflit israélo-palestinien, nœud gordien des relations internationales contemporaines, échec cuisant de deux générations malgré les derniers efforts volontaristes de la France, n’en finissent pas de réactualiser la question des frontières, que d’aucuns ont cru réglée à Berlin, à Yalta, puis dans la Charte des Nations-Unies. Les frontières ou l’espace dans lequel les femmes et les hommes perçoivent qu’ils font première communauté.

     

    Au plan interne, certains de nos territoires ne peuvent juste continuer à servir de repoussoirs, de paradigmes de l’échec sans responsabilité ni individuelle ni publique, de défouloirs globaux, au mépris des multiples réussites et résistances à la fatalité qui s’y déploient.

    Si le terrain est bien celui des esprits et le champ de conquête celui du processus d’affiliation et du sentiment d’appartenance, il nous reste à y faire vivre vraiment la République.

    A donner consistance et constance à l’ambition d’égalité.

    C’est la condition à la fois de notre honnêteté sur nos valeurs, et de la sécurité de nos enfants.

    Ceux qui font commerce de la peur, de l’angoisse, de la douleur d’autrui et vocifèrent sans respect des larmes, la ‘’clique sinistre des chercheurs de basses flatteries’’ qui privilégient leurs intérêts partisans ou leur impatience à s’emparer du pouvoir d’Etat, continueront d’éructer.

    Nous, nous savons qu’une société d’exclusion et de rejet n’est qu’une immense et sordide promesse de malheurs.

     

    ‘’La liberté et l’égalité s’impliquent l’une l’autre’’ démontrait Cornelius Castoriadis.

    Pourquoi il nous apparaît urgent d’œuvrer au retour du Politique, cet espace où les intelligences et les énergies se confrontent et créent ensemble les en-commun possibles.

     

    Christiane Taubira


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