Marlène Schiappa connaît bien Trappes.
En mai 2018, alors secrétaire d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes, elle avait décidé d’y délocaliser son ministère pendant trois jours.
C’est là qu’elle a rencontré Thomas Urdy, à l’époque adjoint au maire de la commune des Yvelines.
Près de trois ans plus tard, la ministre déléguée est désormais chargée de la citoyenneté et Thomas Urdy est devenu l’un de ses plus proches conseillers, « référent laïcité » pour l’ensemble du ministère de l’intérieur.
Ce lien trappiste n’est pas tout à fait inutile pour comprendre le volet politique de « l’affaire Didier Lemaire », du nom de ce professeur de philosophie placé sous protection policière.
Si la numéro 2 de la Place Beauvau est restée discrète dans la polémique, son cabinet a été, selon nos informations, très actif en coulisses.
Avant même la publication de l’article du Point, Thomas Urdy était ainsi en lien direct avec le professeur de philosophie, qu’il connaît depuis l’époque où il était élu à Trappes.
Il est même personnellement intervenu auprès du préfet des Yvelines à ce sujet dès le début du mois.
Le cabinet de Marlène Schiappa ne dément pas cette intervention.
Pour la justifier, il assure à Mediapart avoir « eu connaissance », début novembre, de « menaces proférées à l’encontre de Didier Lemaire ».
Comme « pour toutes les personnes menacées », explique-t-on Place Beauvau, l’entourage de la ministre a donné « accès à ces contenus » à la direction départementale de la sécurité publique et à la préfecture, « pour appréhender localement le risque et la nécessité de protection individuelle » pour l’enseignant (retrouvez l’intégralité de la réponse sous l’onglet « Prolonger »).
Une ligne de défense particulièrement surprenante :
à Mediapart, les services de la préfecture indiquaient la semaine dernière n’avoir reçu « aucun type de menaces précis » à son sujet.
La protection avait alors été instaurée « à titre préventif », soulignait-on.
Didier Lemaire lui-même nous confirmait n’avoir reçu « aucune menace de mort », contrairement à ce que laissait entendre l’article du Point : « Je n’ai pas eu peur », insistait-il.
« Il n’appartient pas au cabinet d’établir la réalité de telle ou de telle menace », répond l’entourage de Marlène Schiappa, qui laisse entendre que c’est Didier Lemaire qui lui a « fait état de menaces ou d’agressions ».
C’est justement cet article qui allait placer, dès le 5 février au soir, Trappes et Didier Lemaire sous le feu des projecteurs pendant plus d’une semaine.
Dans cette affaire, le comportement de la classe politique raconte les obsessions des uns et l’embarras des autres.
À commencer par le plus haut sommet de l’État.
Le silence de l’Élysée ne traduit pas un désintérêt du président dans ce dossier, à en croire un de ses proches acteurs :
« Emmanuel Macron a une passion, presque une obsession, pour ce qui se passe à Trappes. »
Est-ce tout à fait par hasard qu’il a nommé, en juillet dernier, la députée de la circonscription, Nadia Hai, comme ministre déléguée chargée de la ville ?
Dans les premiers jours de la polémique, le silence du gouvernement a lui aussi étonné.
Celui de Nadia Hai, bien sûr, mais surtout celui des trois hérauts de la laïcité, Gérald Darmanin, Marlène Schiappa et Jean-Michel Blanquer.
Rarement avares de tweets et de réactions indignées, le ministre de l’intérieur, sa « binôme » et le ministre de l’éducation nationale ont en fait joué trois rôles bien distincts dans cette histoire.
Ils ont d’abord brillé par leur absence.
« C’est normal, ils avaient accès aux notes du renseignement ou de la préfecture qui expliquaient qu’aucune menace ne visait le professeur », explique l’acteur du dossier cité plus haut.
Gérald Darmanin est entré dans la danse mardi 9 février au soir, plus de trois jours après la publication de l’article du Point.
Le tout dans un curieux écho avec son rendez-vous médiatique de la semaine : le débat qui l’a opposé à Marine Le Pen, jeudi sur France 2.
Son entourage est intervenu à deux reprises, selon nos informations :
une première fois après la publication dans Le Monde des propos du préfet des Yvelines qualifiant Didier Lemaire d’« irresponsable », pour lui demander de rectifier le tir.
Le lendemain, Jean-Jacques Brot a d’ailleurs publié un communiqué dans lequel il reformule une sortie médiatique teintée, selon lui, du « franc-parler qui [le] caractérise ».
« Il me paraissait contre-productif de tenir des propos définitifs laissant à penser que la bataille contre le séparatisme était perdue dans ce territoire », écrit le haut fonctionnaire.
Le deuxième contact entre Beauvau et l’hôtel de préfecture de Versailles a justement eu lieu jeudi 11 février, quelques heures avant le débat face à la présidente du Rassemblement national (RN).
Le ministre souhaitait renforcer le dispositif autour de Didier Lemaire et lui offrir une protection rapprochée.
Il consulte alors son préfet et annonce sa décision sur Twitter dans l’après-midi.
Le calendrier est opportun.
Quelques heures plus tard, Gérald Darmanin peut annoncer à Marine Le Pen ses deux décisions.
À la présidente du RN qui lui reproche « l’abandon d’un fonctionnaire par l’État »,
il rétorque fièrement :
« Le préfet des Yvelines a fait un démenti »,
puis : « Il faut protéger le professeur, c’est ce que j’ai fait dès aujourd’hui. »
Sa première assertion est fausse : dans son communiqué, Jean-Jacques Brot ne dément aucunement ses propos de la veille.
Quant à la deuxième, son timing laisse songeur.
Jean-Michel Blanquer, lui, a fait recevoir très tôt Didier Lemaire par deux de ses plus proches conseillers.
Le ministre de l’éducation nationale a attendu jeudi 11 février pour intervenir publiquement.
Et c’est Ali Rabeh qui lui a donné l’occasion de le faire, en distribuant au lycée de La-Plaine-de-Neauphle une lettre aux élèves.
Dans ce message, le maire (Génération·s) fait allusion aux propos de Didier Lemaire :
« Ne laissez jamais dire que vous ne valez rien et que vous êtes perdus pour la République. »
L’élu critique « la folie médiatique » qui les vise et « les propos violents, qui condamnent par avance », les exhortant à ne pas se laisser « détourner de [leurs] objectifs et de [leur] ambition ».
L’académie de Versailles a rapidement dénoncé cette distribution dans l’enceinte du lycée par la voix de sa rectrice, Charline Avenel :
« La politique n’a pas sa place dans l’école de la République ! »
Dans la soirée, Jean-Michel Blanquer a enfoncé le clou et « condamn[é] fermement cette intrusion ».
En privé, plusieurs élus et acteurs locaux jugent qu’Ali Rabeh a fait une « connerie » comme l’explique l’un d’eux, qui poursuit : « Mais personne n’est dupe de l’instrumentalisation qui en a été faite ensuite. »
Jean-Michel Blanquer a même failli aller plus loin.
Selon une information révélée par l’AFP et vérifiée par Mediapart, il avait décidé jeudi de porter plainte contre Ali Rabeh et préparé une déclaration en ce sens.
Finalement, il s’est contenté d’un communiqué au vitriol contre l’élu trappiste.
Contacté, son cabinet n’a souhaité ni confirmer ni infirmer ce revirement (voir notre Boîte noire sous cet article).
L’élection municipale en toile de fond
En réalité, l’épisode du « tract » ne s’est pas exactement déroulé comme on le raconte boulevard de Grenelle.
D’après plusieurs témoins, la lettre d’Ali Rabeh a été distribuée dès 8 heures par deux de ses adjointes, à l’extérieur du lycée.
L’édile, lui, est arrivé à 10 heures.
Il est entré en compagnie du proviseur, passant la récréation dans le hall de l’établissement entouré de lycéens.
Le tout s’est déroulé sans accrocs, jusqu’à ce qu’une enseignante s’insurge de la présence du maire.
Dans l’après-midi même, une réunion syndicale est convoquée sous l’impulsion d’une poignée de professeurs proches de Didier Lemaire.
L’un d’eux propose de se mettre en grève et d’organiser une manifestation devant la mairie de Trappes.
Finalement, un courrier est rédigé puis rendu public sur Twitter.
« C’était une fausse réunion où le courrier était ficelé d’avance par les quelques profs énervés, souffle un membre de l’équipe pédagogique.
Beaucoup n’étaient pas du tout sur la même ligne. Les assistants d’éducation, eux, n’étaient même pas conviés. »
À la suite de l’envoi de cette lettre, en à peine quelques heures, l’académie de Versailles et le ministère de l’éducation nationale envoyaient aux rédactions des communiqués offensifs pour dénoncer l’initiative d’Ali Rabeh.
Une véhémence qui a surpris au sein même de la hiérarchie de l’Éducation nationale.
Dans un curieux écho, Le Figaro révélait lundi que Jean-Michel Blanquer poussait actuellement la candidature de Charline Avenel, la rectrice de Versailles, au poste de directrice de Sciences-Po.
En parallèle de la branche laïcarde du gouvernement, un autre réseau a joué un rôle actif dans cette affaire : celui de Valérie Pécresse.
La présidente du conseil régional d’Île-de-France a été la première personnalité nationale à réagir à l’article du Point, quelques dizaines de minutes à peine après sa publication.
Dès jeudi, elle a aussi demandé dans un communiqué la « révocation » et la « suspension immédiate » du maire de Trappes.
De plateau en plateau, Valérie Pécresse a affiché une ardeur sur le sujet qui ne doit rien au hasard.
Il y a deux semaines, le tribunal administratif de Versailles annulait l’élection municipale de Trappes à la suite d’un recours déposé par Othman Nasrou, principal opposant d’Ali Rabeh, par ailleurs premier vice-président de la région et vice-président de Libres !, le parti de Valérie Pécresse.
Lequel n’a pas tardé à se joindre à la fête : « [Ali Rabeh] s’amuse à jeter de l’huile sur le feu » et « met une cible supplémentaire sur le dos de ce professeur », accusait-il samedi sur LCI.
Dans cet élan, un troisième homme tape fort : Jean-Michel Fourgous, le président de la communauté d’agglomération Saint-Quentin-en-Yvelines (qui englobe Trappes).
« Ali Rabeh est un pompier pyromane, lance à Mediapart l’autre mentor d’Othman Nasrou. Il a voulu faire une manifestation pour humilier le professeur – c’est sa façon de faire. »
Et l’ancien député de Trappes d’ajouter : « Rabeh se présente un peu comme le commandant des musulmans. Mais si vous l’envoyez chez les pêcheurs bretons, il deviendra pêcheur breton. Il n’a aucune limite, ce garçon. »
À quelques mois de la décision en appel du Conseil d’État et d’une potentielle nouvelle élection municipale à Trappes, le ton offensif de la droite pécressiste n’est évidemment pas innocent.
Mais dans cette affaire, les absents comptent au moins autant que les présents.
Dès la publication de l’article du Point, de nombreux élus de Trappes et des alentours ont eu conscience des fragilités du témoignage de Didier Lemaire.
Beaucoup se sont alors abstenus de réagir.
L’exemple du député de la circonscription, Philippe Benassaya (Les Républicains), est à cet égard révélateur.
L’élu LR a tweeté, dès le vendredi soir, l’article du Point.
Dans la foulée, son téléphone vibre à deux reprises.
Le préfet, Jean-Jacques Brot, lui envoie un SMS.
Le président du département, Pierre Bédier (LR), l’appelle directement.
Les deux hommes lui tiennent en substance le même discours : attention, l’article est fragile et le discours du professeur mérite encore d’être vérifié.
Dans la foulée, le député décide de supprimer son tweet.
Très vite, le mot est passé au sein des élus du département.
Ils seront finalement rares à réagir.
Même la députée LREM Aurore Bergé, proche de Jean-Michel Blanquer, est restée muette.
Tous ont buté sur une question simple : le professeur a-t-il, oui ou non, déjà été menacé ?
Les services de l’État – préfecture, renseignement territorial, DGSI – ont tour à tour assuré n’avoir aucun élément qui permettrait d’y répondre par l’affirmative.
Dans le microcosme politique de Trappes,
les réactions n’ont pas été plus vives.
Excepté Othman Nasrou, leader de la droite locale, et Thomas Urdy, que certains imaginent en futur candidat LREM, les responsables politiques trappistes se sont faits discrets.
Mustapha Larbaoui, figure locale estimée et binôme d’Othman Nasrou aux dernières municipales, a par exemple refusé de s’exprimer dans les médias.
Dans une vidéo sur Facebook vendredi, il réclamait de « l’apaisement » et appelait Ali Rabeh à se rencontrer, assurant pouvoir « s’entendre » avec lui « sur le fond ».
Guy Malandain, l’ancien maire socialiste de la ville (2001-2020), n’a pas non plus souhaité se répandre sur les plateaux.
Sollicité par Mediapart, il regrette « la politisation partisane » de cette affaire et « les querelles de personnes [qu’il] ne cautionne pas ».
À gauche, les silences sont aussi révélateurs.
Jeudi dernier, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol a annulé sa participation à un débat en ligne lorsqu’elle a appris qu’Ali Rabeh y participait.
« Ça me posait problème, il est au cœur d’une polémique dont je n’ai pas tous les éléments. […] Je me suis sentie piégée », s’est-elle justifiée auprès de L’Obs.
Un embarras largement partagé au Parti socialiste : Olivier Faure, son premier secrétaire, n’avait pas réagi publiquement aux menaces qui visaient Ali Rabeh avant que des proches de Benoît Hamon ne décrochent leur téléphone pour l’exhorter à le faire.
Les mêmes coups de fil pousseront Audrey Pulvar à supprimer un tweet dans lequel elle relayait l'article du Point.
Sur Twitter, l’élu Génération·s a publié un extrait des menaces qui le visaient.
Un message publié sur les forums de Jeuxvideo.com a particulièrement attiré l’intérêt des services de l’État, qui ont décidé de placer Ali Rabeh sous protection rapprochée.
« J’ai reçu des dizaines de menaces, des injures racistes absolument quotidiennes, des appels téléphoniques d’insultes », explique à Mediapart l’élu, qui a déposé plusieurs plaintes.
Samedi, il a appris par le cabinet de Gérald Darmanin et les services de l’État local qu’il serait placé sous protection policière permanente.
Ali Rabeh reproche à l’exécutif son manque de solidarité :
« Je ne m’appelle pas Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut, dit-il dans un sourire, en référence aux coups de fil médiatisés d’Emmanuel Macron à ces deux figures médiatiques.
Il n’y a eu aucune expression publique ou privée, pas un seul message de sympathie ou de soutien du gouvernement.
Dans cette affaire, l’État n’a défendu ni la ville de Trappes ni son maire. »