Face aux turpitudes du Nouveau Front populaire, l’impatience lucide de la gauche militante.
Article de Médiapart :
Face aux turpitudes du Nouveau Front populaire,
l’impatience lucide de la gauche militante.
À la Fête de l’Huma, les militants de gauche, en première ligne pour voir la vague Rassemblement national se reconstituer, racontent leurs confrontations concrètes aux agressions de l’extrême droite.
Au même moment pourtant, la gauche se divise, à leur grand dam.
15 septembre 2024
Brétigny-sur-Orge (Essonne).–
Du sursaut au sursis, du sursis au fiasco ?
Il y a trois mois, la formation du Nouveau Front populaire (NFP) pour présenter des candidatures uniques aux législatives anticipées et endiguer la menace d’une prise de pouvoir du Rassemblement national (RN) avait suscité un immense espoir.
Une campagne militante inédite sur tout le territoire permettait à cette coalition inespérée de la gauche et des Écologistes d’arriver en tête le 7 juillet, provoquant un ample soulagement.
Depuis pourtant, les nuages s’amoncellent au-dessus de l’alternative émergente.
Non seulement Emmanuel Macron a fait le choix de fouler aux pieds le résultat des urnes en nommant Michel Barnier à Matignon, mais l’alliance menace de s’effondrer sur elle-même.
Nulle manifestation commune le 7 septembre pour dénoncer le coup de force du président ;
nulle journée parlementaire commune du NFP ;
nulle position commune sur la destitution ou la proposition de loi visant à abroger la réforme des retraites que le RN entend présenter dans sa niche parlementaire le 31 octobre
(LFI a annoncé déposer sa propre proposition à ce sujet dans sa niche, tandis que le communiste Léon Deffontaines a laissé entendre qu’il fallait voter celle du RN)…
Pire : après les coups de boutoir des opposant·es à Olivier Faure au Parti socialiste (PS) pour rompre l’union en se séparant de La France insoumise (LFI),
c’est maintenant François Ruffin, député de la Somme en rupture avec LFI, qui instruit son procès.
Non pas que des débats de fond à gauche n’ont pas lieu d’être, mais le moment et les mots sont parfois particulièrement mal choisis.
Les médias Bolloré et les caciques du RN se disent à raison qu’ils n’ont plus qu’à écouter siffler les balles jusqu’à la prochaine dissolution.
« Je suis convaincue qu’il y aura à l’issue de ces dix mois des nouvelles élections législatives », a d’ailleurs savouré Marine Le Pen lors de la rentrée parlementaire du RN.
À la Fête de l’Huma ce week-end, où le débat acrimonieux entre François Ruffin et Raphaël Arnault (député LFI du Vaucluse) a étalé ces fractures au grand jour samedi, l’humeur militante était donc maussade.
Des nouvelles du front
À 66 ans, Pascal Morandi se dit « plus malheureux qu’en colère » de voir son département du Cher, autrefois rouge vif, virer au brun d’élection en élection sans que les états-majors des partis de gauche ne semblent en prendre la mesure.
« D’autant plus que je suis d’origine immigrée, ça prend aux tripes ! », dit-il en évoquant son grand-père, qui avait fui le fascisme en Italie.
Il ajoute, comme pour opposer un retour de terrain aux théories surplombantes qui s’esquissent sur le sujet : « Les gens qui votent RN ne le font pas “pour essayer”, ce sont des racistes dans l’âme, c’est tout. »
Militant au Parti communiste français (PCF) depuis vingt ans, après s’être remis de longues années d’alcoolisme – il est désormais un des responsables de l’association Vie libre, qui lutte contre les addictions –, Pascal Morandi raconte comment l’ambiance dans son petit village berrichon de cent habitants s’est transformée :
« C’est très difficile à vivre, comme une imprégnation progressive. Avant quand je collais des affiches, les tracteurs s’arrêtaient, on discutait. Aujourd’hui, je ne le fais plus tout seul, et toujours en plein jour, car c’est devenu risqué. »
Aux législatives, la digue contre le RN a encore tenu dans le département, mais de justesse.
Sa « musette de combat » en bandoulière et l’insigne des républicains espagnols rivé au revers de sa veste, le militant narre, les larmes aux yeux, le jour où son grand-père l’a amené, à sept ans, voir un ami à lui rescapé des camps de la mort :
« Je n’ai pas dormi pendant plusieurs nuits. Voilà pourquoi aujourd’hui je ne peux pas voir le RN en couleur. Et face à ça, il n’y a pas d’autre solution que l’unité populaire. »
Autant dire que l’attitude des dirigeant·es de gauche ces dernières semaines le laisse dubitatif :
« Quand Jean-Luc Mélenchon dit qu’il faut laisser tomber le travail militant en dehors de la jeunesse et des quartiers populaires, il ne m’aide pas sur le terrain, même si je suis très heureux qu’il y ait une jeunesse qui soit prête à en découdre », dit-il.
Le discours de François Ruffin, ami du député communiste du Cher Nicolas Sansu, ne le laisse logiquement pas insensible, même s’il se garde des hommes providentiels.
Toujours est-il qu’il alerte sombrement : « Les chiffres d’attaques contre des mosquées et des synagogues sont éloquents. Les conditions d’un soulèvement fasciste sont réunies. »
Beaucoup des sympathisant·es de gauche rencontré·es à la Fête de l’Huma, qui ont tracté, fait du porte-à-porte et argumenté comme jamais pendant les législatives anticipées sont hanté·es par les mêmes angoisses.
Sarah, travailleuse sociale de 44 ans, bleu de travail des Rosies (un collectif qui milite pour les droits des femmes) sur le dos, raconte avoir vécu un surprenant contraste quand elle a déménagé de banlieue parisienne il y a quelques années pour aller vivre dans un village rural en périphérie éloignée de Rennes, d’où elle est originaire, avec son conjoint d’origine sénégalaise et leurs trois enfants.
Au collège, sa fille métisse de quinze ans lui raconte les insultes racistes qu’elle entend, et ses camarades qui souhaitent à voix haute la victoire de Jordan Bardella.
« Quand on a vu la carte du résultat des européennes, entièrement marron avec quelques minuscules points roses, on s’est dit : “Merde, dans tous nos bleds le RN arrive en tête, que s’est-il passé ?” », relate-t-elle en sirotant un café dans les allées de la Fête.
Quand elle refait le film du NFP, son visage s’illumine : la victoire libératrice du 7 juillet vécue en direct avec les quelques couples mixtes du village, l’accord sur Lucie Castets pour Matignon, le coup de maître de Jean-Luc Mélenchon proposant un gouvernement du NFP sans LFI…
Mais il s’assombrit quand vient la suite : le déni démocratique d’Emmanuel Macron, les vieux loups du PS qui font tanguer l’alliance, Ruffin qu’elle « adore », mais dont les dernières sorties « alimentent la critique du NFP »…
Désormais, la peur a repris le dessus.
« Je crains qu’on se dirige vers une société en silos, avec les fans de tuning que je ne rencontrerai jamais d’un côté, et les gauchos qui font de la vannerie en osier de l’autre. La gauche doit faire en sorte que ces mondes se rencontrent, sinon c’est la haine qui va l’emporter », défend-elle, très pessimiste sur l’avenir politique de la France, en enjoignant les cadres nationaux des partis à davantage écouter leurs élus locaux.
Un problème de leadership
Toutes et tous déclarent leur amertume de constater qu’une fois de plus, le NFP pourrait n’avoir été qu’un réflexe de survie des appareils partisans, et que ces derniers retombent dans une guerre fratricide pour s’imposer aux autres.
C’est le cas de Clara et Alicia, deux amies d’enfance de 24 ans originaires du Vercors, attablées au soleil en face du stand du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA).
La première est étudiante à Sciences Po Paris, la seconde diplômée d’école d’architecture à Grenoble (Isère).
« À chaque échéance électorale, l’omniprésence du RN se confirme, mais c’est comme si les partis l’oubliaient dans l’intervalle. Pourtant la vague RN est là depuis sept ans, et les militants d’extrême droite se sentent désormais autorisés à passer à l’acte », dénoncent-elles.
Toutes deux sont convaincues qu’il faut prendre acte que le vote RN est un vote d’adhésion raciste, et qu’il faut prendre à bras-le-corps la lutte antiraciste sans céder aux intimidations d’un paysage médiatique de plus en plus droitier.
Aussi voient-elles d’un mauvais œil les tentatives de recomposition à gauche autour d’une ligne plus consensuelle incarnée par le PS.
« Lucie Castets a un profil consensuel sur les services publics, mais j’aimerais l’entendre sur les sujets qui font plus mal, comme l’antiracisme. On a beau diaboliser le discours de Jean-Luc Mélenchon, ça parle aux gens, ce n’est pas peanuts », plaide Clara, qui s’est mobilisée pour la Palestine à Sciences Po.
Elles aspirent à ce que la gauche tienne tous les bouts, qu’elle ne cède pas aux stéréotypes opposants les bourgs et les tours, et surtout qu’elle ne soit pas « attentiste » dans la lutte contre le RN.
Devant l’immense stand de la fédération du Nord du PCF, Nicole et Philippe, retraités de 64 et 69 ans, sont bien placés pour partager cette inquiétude.
Le couple réside dans une commune située à vingt kilomètres d’Arras (Pas-de-Calais).
« Maintenant, quand on dit qu’on est du Pas-de-Calais, les gens nous disent : “Ah oui, le pays de Marine Le Pen”. C’est douloureux, avant c’étaient les mines ! », rappelle Philippe, qui travaillait comme responsable de fabrication à Stora Enso, une des plus grandes usines françaises de papier, qui a fermé en 2014.
Ces sympathisants communistes, « enfants de fermiers gaullistes », ont encore les années Hollande en travers de la gorge, et se méfient toujours du PS.
Ils témoignent de l’enracinement du RN qui ne cesse de labourer le terrain près de chez eux.
Encore récemment ils ont aperçu, stupéfaits, Jordan Bardella dans le petit village de Lécluse, dans le Nord.
« Autour de chez nous, on voit des affiches “Devenez patriotes”, et il y a même des chasseurs qui prétendent faire la “chasse aux migrants” », narrent-ils, dépités.
Eux continueront de tenir la digue, « contre les racistes, les pétainistes, les copains de Poutine et de Trump ».
S’ils n’ont rien contre Jean-Luc Mélenchon, qui les a parfois « épatés », ils jugent qu’il ferait mieux maintenant de se mettre en retrait.
D’autant plus depuis qu’il a suggéré de ne plus miser que sur la jeunesse et les quartiers populaires :
« Qu’un orateur pareil puisse dire ça, c’est triste », regrettent-ils.
Ils lui préfèrent une autre équipe : « Roussel, Ruffin, Tondelier. C’est le noyau de dirigeants pour les gueux ! », rigolent-ils.
En filigrane, le problème de leadership de la gauche remonte à la surface de ces témoignages.
Si toutes et tous souhaitent l’union de la gauche pour 2027 – et peut-être plus tôt si nécessaire –, aucune personnalité ne s’impose et les partis eux-mêmes sont tétanisés par leurs tensions internes sur cette question.
Pourquoi ne pas miser sur Lucie Castets, sur laquelle le NFP s’est mis d’accord pour Matignon ?
« Lucie Castets, c’est un bon compromis, c’est une jeune femme de conviction dans laquelle beaucoup pourraient se reconnaître », espère Nicole.
Ruffin aussi, lui semble capable.
D’ici là, il faut que l’union tienne.
Et la partie n’est pas gagnée.
Mathieu Dejean