Enterrement de Louise Michel : 22 janvier 1905, le dernier hommage du Paris ouvrier à l'icône de la Commune
Plus de cent mille personnes accompagnent le 22 janvier 1905 l’ancienne communarde, revenue de déportation calédonienne vers son ancienne demeure du carré des pauvres. Le parcours jusqu’au cimetière de Levallois-Perret, d’est en ouest sur quelque quinze kilomètres pour quatre heures de marche, traverse tous les faubourgs populaires de Paris... Récit.
Par Philippe Mangion
Auteur de Louise Michel. Jeunesse, éditions BOD, 2020.
Le wagon mortuaire plombé, arrivé à minuit de Marseille, a patienté sous bonne garde dans la nuit glaciale de la gare de Lyon. Derniers moments de calme avant la grande journée de funérailles révolutionnaires, comme le Paris ouvrier sait les réserver à ses héros.
Aujourd’hui, c’est la plus populaire d’entre eux qu’on enterre, Louise Michel, la Grande Citoyenne.
Aux premières lueurs du jour, la troupe s’organise. Le préfet Lépine a sorti le grand jeu. Dix mille policiers mobilisés, ainsi que trois bataillons d’infanterie et six escadrons de cavalerie. C’est le bouquet final qu’il a concocté à celle qui, depuis vingt-cinq ans et son retour de déportation, a usé en surveillance et filature une armée d’inspecteurs et d’agents, sans compter les mouchards. Lépine déclame sa doctrine, que chacun sait impossible à tenir : pas de chants, pas de cris ; pas de drapeau noir ni de drapeau rouge, hors bannières des délégations.
Même morte, Louise Michel rassemble la gauche
À la Bastille, on entend le brouhaha des premiers groupes qui se forment. Les anarchistes ont pris l’organisation en main via un comité des Amis de Louise Michel spécialement créé. Ils ont ouvert une souscription, négocié le parcours avec Lépine et surtout écarté Henri Rochefort qui s’était proposé de financer les obsèques. Rochefort, c’est le compagnon de déportation. Avec Louise, ils étaient de la même traversée vers la Nouvelle-Calédonie, dans les cages de la Virginie. Lui était malade à crever. Elle, affrontait vaillamment les océans dont elle avait toujours rêvé.
Depuis l’amnistie, l’ancien pourfendeur du second Empire, républicain, anticlérical, directeur de journal puissant et fortuné, a soutenu jusqu’au bout Louise et sa famille. Mais le boulangisme, puis l’affaire Dreyfus ont fracturé le mouvement ouvrier. Rochefort et une partie des blanquistes ont basculé du côté des nationalistes et antidreyfusards les plus virulents. Les deux camps se haïssent et s’insultent par journaux interposés. Louise Michel, sans jamais rompre avec Rochefort, a tracé son chemin politique avec ceux des anarchistes qui s’étaient engagés en faveur de Dreyfus, comme Sébastien Faure.
Dans le hall de la gare, devant les proches, dont Charlotte Vauvelle sa compagne et Ernest Girault, le compagnon des tournées de conférences, dont l’ultime en Algérie, devant les survivants de la Commune, églantine rouge à la boutonnière, le cercueil est hissé sur un « corbillard des pauvres » et recouvert d’un seul drap rouge. Dans un second fourgon chargé jusqu’aux parois et au toit, les couronnes d’immortelles des organisations parisiennes et internationales rejoignent celles déjà nombreuses qui ont fait le voyage de Marseille, où, dès le lendemain de sa mort, des milliers de personnes s’étaient rassemblées autour de Louise Michel.
À 10 heures, le cortège démarre, direction place de la Nation via le boulevard Diderot. Le soleil a fini de dissiper la brume, ce sera un beau dimanche d’hiver. Les délégations, qui patientaient rue de Lyon depuis la Bastille, lui emboîtent le pas, bannières rouges en tête, cravatées des insignes du deuil. Au hasard parmi des dizaines, on repère celles de la rédaction de l’Humanité, des socialistes de Côte-d’Or, des coupeurs et brocheurs en chaussures, de la Libre Pensée de Saint-Denis, du Parti ouvrier démocrate russe, des francs-maçons, loge de la philosophie sociale, des anarchistes de Londres, de Nice, de Pologne, d’Espagne, d’Italie, du groupe des Épinettes du Parti socialiste français, des ferblantiers, de la Société philanthropique de Haute-Marne…
100 000 Parisiens dans la rue pour lui rendre hommage
Le parcours jusqu’au cimetière de Levallois-Perret, d’est en ouest sur quelque quinze kilomètres pour quatre heures de marche, traverse tous les faubourgs populaires de Paris. Père-Lachaise, Ménilmontant, Belleville, la Villette, Montmartre, Batignolles, le cortège foule les boulevards où les barricades de la Commune sont tombées l’une après l’autre lors de la terrible « semaine sanglante ». Malgré l’interdiction, on chante la Carmagnole et l’Internationale, on crie « À bas la calotte ! », mais aussi « Hou ! hou ! Rochefort ! », on exhibe des drapeaux rouges ou noirs. Des incidents éclatent avec des agents trop zélés, mais sans gravité.
Ce 22 janvier 1905, plus de cent mille Parisiens sont descendus dans la rue pour marquer l’événement de leur présence. Louise Michel touchait au cœur des gens, au-delà même de son engagement politique, et fascinait jusqu’à ses pires adversaires.
Devant les grilles du cimetière de Levallois, comme lors du meeting qui suivra à la bourse du travail de la ville, comme à ceux des jours précédents dans Paris, de nombreux orateurs lui rendent hommage dont les féministes Louise Réville, Séverine, Nelly Roussel… Dans l’enceinte, accompagnée de ses proches et des seuls délégués, Louise rejoint Marianne, sa mère, dans l’étroit caveau du carré des pauvres. À quelques mètres reposent Marie Ferré sa première compagne et Théophile Ferré, son frère d’armes. Les trois êtres les plus chers auxquels elle disait ne survivre qu’en fantôme.