• Remarque sur la conjoncture

    Débats et réflexions...

    Remarque sur la conjoncture

    Laurent Lévy, 19 février 2017

     

     

     

    C'est dans une conjoncture particulièrement mouvante et instable qu'a été prise par Ensemble !l'initiative de proposer aux candidats de gauche en concurrence à l'occasion de l'élection présidentielle un « pacte pour une alternative à gauche ».

     

    Si cette proposition entrait en résonance avec une forte aspiration à l'unité à gauche, elle a fait toutefois l'objet de critiques diverses et d'incompréhensions qui semblent à cette heure difficiles à lever. Parmi ces difficultés, beaucoup relèvent de la conception même de la politique qui prévaut dans le discours dominant, pour lequel il faut être avec ou contre telle personnalité, faire ou pas confiance à tel ou telle, bref s'en remettre avec plus ou moins d'investissement personnel ou collectif à tel ou tel secteur de la « classe politique ».

     

    Une ritournelle fréquemment lue et entendue contre la proposition d'un tel pacte pour une alternative de gauche est le mot d'ordre « Plus jamais d'alliances avec le PS ». Mais il n'était, avec cette proposition, aucunement question d'alliance « avec le PS ». C'est même à bien des égards le contraire. Ne pas voir la crise actuelle du PS, dont la désignation de Hamon est une illustration, supposerait une curieuse cécité politique, et nul-le ne la conteste. Dans la formule « pacte pour une alternative de gauche », on trouve les mots « alternative » et « de gauche », qui montrent bien que ce n'est pas du PS qu'il s'agit. Alors au lieu de répéter des formules toutes faites, pourquoi ne pas partir de la situation politique, dans ses ambivalences et ses contradictions ? Peut-on penser une politique révolutionnaire qui se dispenserait de travailler les contradictions de la conjoncture ?

     

    Au nombre des épouvantails agités ici ou là contre l'idée même de démarches unitaires aujourd'hui, on trouve également celui de la « gauche plurielle ». Mais il est pourtant clair que la situation d'aujourd'hui est bien différente de celle de 1997, avec un PS qui continuait de représenter « la gauche » pour la plupart des gens et un PCF alors englué dans l'épisode Robert Hue. Alors que la gauche plurielle avait été l'écho différé des luttes de 1995 dirigées contre la droite gouvernementale de Chirac et Juppé, la désignation de Benoit Hamon a été celui du mouvement contre la loi travail, mouvement dirigé (fait remarquable dont on oublie parfois de prendre la mesure) contre un gouvernement se disant « de gauche », et ainsi récusé dans les luttes par le « peuple de gauche » lui-même.

     

    La « gauche plurielle » ne sera pas reconstituée, parce que les conditions mêmes qui lui ont donné naissance ne se reproduiront pas.

     

    La situation d'aujourd'hui est tout à fait paradoxale : voici un candidat désigné par un parti, le PS, dont il conteste l'essentiel de la politique telle qu'elle s'est déployée au cours du quinquennat sous la houlette de l'équipe Hollande-Valls-Cambadélis ; désigné aux termes d'une primaire organisée par ce parti mais qui s'est retournée contre lui – 1.200.000 personnes choisissant d'investir le candidat qui n'était pas celui de la majorité du parti ni de ses sympathisant-e-s les plus proches. Refuser de s'allier avec Valls et consorts, avec la majorité de droite qui dirige le parti socialiste, ne signifie pas s'aliéner ces gens là, qui sont assurément dans « la gauche de gauche ». Cela ne signifie pas plus leur enjoindre de soutenir la candidature JLM2017, à peine d'être catalogués comme sociaux-libéraux – c'est à dire se voir attacher une étiquette que leur vote même avait vocation de récuser.

     

    On a beau évoquer parfois, à propos de notre proposition, l'hypothèse d'un « retour dans le giron du PS » (giron dans lequel nous n'avons jamais été), voire une volonté « d'alliance avec le PS », cela est tout à fait, et diamétralement, opposé à la démarche proposée.

     

    Situation paradoxale, donc, et paradoxe signifie ici « contradiction », pour utiliser la terminologie classique du marxisme. La contradiction, est une chose sur laquelle il est possible d'agir dans la conjoncture. Sans guère d'autre choix d'ailleurs. Avec la désignation de Hamon s'est un peu desserrée la nasse dans laquelle se trouvait la veille encore la gauche d'alternative. Mais il ne suffit pas qu'une nasse soit desserrée pour que l'on sache s'en extraire, et force est de constater que les réflexes et éléments de langage élaborés lorsque la crise du PS n'apparaissait pas de façon aussi éclatante, et que l'on envisageait une candidature de Hollande, ou à défaut de Valls, poursuivent leur course après que ces prédictions ont été démenties.

     

    Certain-e-s considèrent que la campagne de JLM est en elle-même le moyen d'agir sur les contradictions de la période. L'hypothèse devra être examinée de près. Mais si elle s'inscrit dans ces contradictions, l'idée qu'elle soit la manière privilégiée et exclusive d'y agir utilement est contestable, dès lors que la désignation de Hamon relance et accélère la crise du parti socialiste et donne à la nécessaire refondation de la gauche d'alternative un contexte nouveau – ce qui ne signifie pas un contexte idéal, mais nous devons bien agir dans la situation qui nous est donnée, fût-elle différente de ce que nous aurions voulue ou imaginée.

     

    Il a été dans le débat souligné, à juste titre hélas, que Hamon, même élu, ne disposerait pas à l'Assemblée d'une majorité suffisante pour mettre en œuvre son programme, aussi limité soit-il. La simple abrogation de la loi travail, par exemple, ne serait pas soutenue par la majorité des députés socialistes. Mais il faut noter que Benoît Hamon ne désigne pas lui-même les candidats aux législatives : c'est le PS, qui le soutient comme la corde soutient le pendu, qui se réserve ces désignations. Bien sûr, élu, il disposerait en cas de besoin de l'arme de la dissolution ; mais plus généralement, on aurait à agir politiquement dans une conjoncture plus délicate encore, mais dans laquelle le champ des possibles (et des risques) serait grandement élargi. Cela dit, à propos de majorité parlementaire, notons que Marine Le Pen n'en aurait pas non plus : nous ne sommes pas pour autant indifférent-e-s à l'éventualité de son élection...

     

    S'il existe un moyen d'aller de l'avant (et il est clair que la marge est étroite) il est dans un pacte pour une alternative de gauche, pas dans des roulements de mécanique musculaires et de mâles propos sur le refus d'une « majorité composite ». Car refuser une « majorité composite », c'est refuser une majorité tout court. Sans doute le véritable projet de Hamon est-il de gagner le PS plutôt que les élections, et celui de Mélenchon de reconfigurer autour de lui la gauche d'alternative. Nous devons travailler à déjouer ces projets, et tant la crise du PS que les contradictions de la conjoncture fournissent pour cela des points d'appui.

     

    La proposition de pacte pour une alternative de gauche évoque une plate forme minimale (et non minimaliste). Elle ne constitue pas un programme. Il serait faux de dire que, quels que soient ses griefs contre le quinquennat, Hamon propose lui-même un programme de rupture avec le capitalisme, c'est à dire dont la mise en œuvre constituerait un pas en avant dans la transformation écologique, économique et sociale. Et il ne serait pas faux de dire qu'en l'état, un tel « programme » ne pourrait conduire qu'à l'échec. Mais il ne faut pas fétichiser la question programmatique : si l'on ne devait retenir du Front Populaire que son programme, on n'en retiendrait pas grand chose. Les gestes politiques, les orientations, ne comptent pas moins que les programmes eux-mêmes. C'est d'ailleurs soit-dit en passant une des erreurs à mon sens de certains « insoumis » que de négliger le discours et l'attitude générale de JLM au profit de son seul programme.

     

    Quoi qu'il en soit, la pureté pseudo-révolutionnaire et le radicalisme à la petite semaine semblent avoir de beaux jours devant eux, et les propos genre « troisième période d'erreurs de la troisième internationale » fleurissent. Le fait que qui que ce soit puisse s'imaginer « plus radical-que-moi-tu meurs » à partir des dispositions d'un programme électoral a pourtant quelque chose de bien étrange.


    Les réveils post-électoraux risquent d'être douloureux : dans une France Bleu-Blanc-Brun, avec Le Pen à 45% et Macron ou Fillon à 55%, ou l'inverse, outre 30% d'abstentions, le tout suivi de la mise en œuvre immédiate et brutale de nouvelles régressions sociales et démocratiques de grande ampleur qui nous feront penser à Hollande et Valls comme à de doux humanistes et des hommes de progrès social. À cet égard on entend parfois dire qu'une telle remarque relèverait du « chantage » auquel il conviendrait de ne plus céder. Mais le fait que la crainte et le refus de la réaction la plus noire ou de la régression radicale puisse avoir des conséquences dramatiques pour la gauche ne signifie pas que cette crainte et ce refus soient en eux-mêmes condamnables. Le refus d'avoir à choisir un « moindre mal » ne doit pas se muer en aveuglement sur les dangers réels de la conjoncture. Il y a de la posture dans beaucoup de commentaires et de déclarations sur ce point.

     

    De ce point de vue, la manière dont l'entourage de Jean-Luc Mélenchon a initialement manifesté son mépris pour les votant-e-s de la primaire socialiste, puis dont lui-même a mis comme condition à tout accord la rupture de Hamon avec un parti socialiste dont on sait que son objectif est de le changer, l'ensemble de ces propos et déclarations tendant à rendre impossible tout processus unitaire au risque de jeter Hamon dans les bras des sociaux-libéraux qui dirigent son parti, sont particulièrement délétères et peuvent se révéler lourds de conséquences.

     

    Il est bien sûr clair que Hamon n'est en rien le candidat de la « gauche radicale » et n'a rien pour le devenir. Il n'est qu'un sous-social-démocrate, au mieux à la gauche de Martine Aubry. Il est également clair que si sa tentative de prendre en main le PS était couronnée de succès, si bien que ce parti se trouverait ripoliné à gauche, il en résulterait un genre de recul dans la situation politique, un possible retour de l'idée que le PS, même affaibli, est le centre de gravité naturel de la gauche : ce que d'aucuns appellent une « remise en selle du parti socialiste ». Mais cela serait aussi la mise en évidence que, contrairement à ce que nous avons pu croire ou souhaiter, et à quoi nous avons travaillé, le parti socialiste demeure, pour des millions de gens de gauche, une référence : une épreuve de réalité.

     

    Mais pour apprécier le recul que cela représenterait, il faut aussi considérer que lorsque l'on s'est engagé dans une voie sans issue autre que le précipice, un certain recul peut être une hypothèse favorable, surtout s'il ne conduit pas vraiment à un retour au statu quo ante. Dans l'après-élection, les défections vers Macron de nombre de cadres du parti socialiste seront malgré tout un élément de clarification. Et le fait que l'opération Hamon aura été d'abord le résultat au sein du PS des luttes menées contre le gouvernement Hollande-Valls ne pourra pas ne pas laisser de traces.

     

    Il devrait être tout aussi clair que le succès de Jean-Luc Mélenchon dans son opération de reconfiguration autour de sa personne de la gauche d'alternative placerait cette dernière dans une situation catastrophique – tant sur le fond des grandes questions sociales et politiques nationales et internationales que sur les formes et cadres de l'action politique.

     

    Nous avons ainsi en l'occurrence à naviguer entre Charybde et Scylla. Dans la crise politique que nous traversons depuis plusieurs années, les possibilités de refondation d'une gauche d'alternative ne sont pas épuisées : mais cela suppose que soit déjoué le piège rhétorique des principaux animateurs de la France Insoumise qui, au nom du juste, légitime et sain refus des formes politiques du passé, s'attachent à en mettre en place une caricature encore pire.

     

    L'éventualité d'une disparition totale de la gauche, toutes tendances confondues dès lors que l'on exclut le social-libéralisme de cette qualification, est depuis plusieurs années dans le champ des possibles. Mais l'aptitude à la conquête hégémonique de la gauche radicale ne peut s'envisager qu'à l'intérieur d'une gauche d'alternative. La disparition de la gauche serait notre disparition – bien plus que ne l'aurait été une présence à l'occasion de la campagne électorale qui n'aurait pas pris la forme d'un soutien a-critique à une candidature sur laquelle nous n'aurons eu aucun impact.

     

    Quoi qu'il en soit, c'est une petite musique que l'on entend désormais ici où là : il serait néfaste de tout faire pour éviter ce qui apparaît comme presque inévitable : le succès électoral de l'attelage Le Pen, Macron, Fillon. Pourtant, l'idée selon laquelle il vaut mieux faire élire l'une ou l'autre que de rechercher sur des bases minimales un accord entre les candidatures qui s'inscrivent dans la critique du quinquennat qui s'achève est une idée folle.

     

    Cette fuite en avant vers la défaite, tangible dans le discours de Jean-Luc Mélenchon et de certain-e-s de ses soutiens a quelque chose d'hallucinant. Le mouvement ouvrier a certes la longue habitude des défaites, et doit savoir les assumer. De là à les considérer comme désirables, il y a un pas.

     

    Il serait certes absurde de considérer que l'on devrait faire comme si les élections n'existaient pas. Mais les confondre, même en période électorale, avec la politique elle-même est un terrible contresens. Or, l'ensemble des débats du genre « mon programme est meilleur » repose sur ce contresens. Et si l'on devait se rappeler du Front Populaire à travers son programme, on ne s'en rappellerait pas grand chose (par exemple, on ne se rappellerait pas des congés payés...). Le Front Populaire n'est certes pas un modèle qu'il faudrait aujourd'hui reproduire. Mais les leçons d'une histoire, même passée, ne sont pas à négliger. Aucun programme ne constitue une « rupture suffisante ». Ni celui de Hamon, ni celui de Mélenchon – ni même sans doute celui de Lutte Ouvrière. Les seules ruptures qui pourraient avoir une efficacité quelconque ne seront pas celles des « programmes », mais celles qui résulteraient de bouleversements qui ne peuvent s'envisager qu'à travers des batailles hégémoniques menées dans des luttes sociales dont le passage par l'isoloir n'est qu'un moment anecdotique - sauf dans ses conséquences.

     

    Il est nécessaire d'exprimer de façon publique et massive un refus de l'orientation suivie depuis cinq ans par Hollande & C°. C'est ce que font les « insoumis-es ». C'est également ce qu'on fait les centaines de milliers de gens qui sont allés voter Hamon à la primaire organisée par le PS. Et c'est ce qu'avaient fait les millions de celles et ceux qui ont manifesté au printemps leur refus de la loi travail.

     

    Voter pour tel ou tel n'impose pas d'entretenir l'illusion qu'il serait la Vérité, le Chemin, la Vie – qu'il s'agisse bien sûr de Benoît Hamon ou de Jean-Luc Mélenchon. Ce n'est qu'un élément dans l'établissement d'un rapport de forces, et ce rapport de forces n'est pas identifiable à celui qui existe entre des programmes. Remplacer la bataille des idées par celle des programmes électoraux, en pratiquant le culte de la (bien souvent) petite différence, c'est manifester une soumission maintenue à un système politique rabougri. Aujourd'hui, les seuls véritables ennemis d'une alternative de gauche sont les trois têtes de pont des sondages : moins que des éléments de programme, il importe de leur opposer un horizon.

     

    Une contribution collective aux débats d'Ensemble appelait naguère à ne pas sacrifier l'avenir sur l'autel d'une campagne électorale. Cette proposition conserve sa validité. La bataille pour l'unité, quand bien même elle serait dans l'immédiat perdue d'avance, doit être menée parce que son écho sera un élément de la conjoncture prochaine, et qu'elle est la seule voie des victoires à venir.


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