• Covid-19: le commandement du «Charles-de-Gaulle» a été dépassé par l’épidémie

    Covid-19:

    le commandement du «Charles-de-Gaulle» 

    a été dépassé par l’épidémie

    15 avril 2020 Par Justine Brabant Médiapart >>>>>
     

    Les 1 750 marins du porte-avions Charles-de-Gaulle ont débarqué à Toulon, dimanche, après que leur mission a été écourtée par une épidémie de Covid-19.

    Le ministère des armées assure que toutes les précautions ont été prises à bord afin de limiter la propagation du virus, et notamment que tous les marins présentant des symptômes ont été isolés de l’équipage.

    Selon les informations de Mediapart, ce n’est pas le cas.

     

    Les marins du Charles-de-Gaulle ne le savent que trop bien : encore plus qu’ailleurs dans l’armée, la parole de ceux qui travaillent sur le porte-avions est contrôlée.

    Car en plus d’être un navire aux missions hautement stratégiques – c’est de son pont que les Rafale français décollent pour aller bombarder les positions de l’État islamique en Syrie et en Irak –, le porte-avions est un bateau éminemment « politique » ; une fierté de l’armée française dont les faits d’armes servent aussi d’outil de communication.

     

    La parole de son équipage est donc rare.

    D’autant plus rare qu’à bord, l’usage de téléphones portables est interdit.

    Mediapart a pu néanmoins recueillir longuement celle d’un marin embarqué durant près de trois mois à bord du porte-avions – par l’intermédiaire de l’un de ses proches –, puis recouper ce témoignage grâce à des documents internes, des photos, ainsi qu’en le croisant avec d’autres récits de personnes embarquées.

     

    Mis bout à bout, ces éléments dessinent un tableau moins héroïque que le récit officiel du retour au port du Charles-de-Gaulle, avec « seulement » cinquante marins malades et une prise en charge exemplaire.

     

    Selon les informations recueillies par Mediapart, la situation sanitaire est devenue quasiment hors de contrôle, à tel point que le nombre de contaminés pourrait être bien supérieur au chiffre fourni par le ministère.

    Contre toute précaution élémentaire, certains marins testés positifs ont continué à partager leur chambre avec des marins en bonne santé et le commandement a tardé à mesurer l’ampleur du problème, se réjouissant de l’absence de cas sur le bateau et allant même jusqu’à « assouplir » les gestes barrières alors que toute la France était confinée.

     

    Pour le proche d’un marin embarqué, les premiers doutes sont nés voilà un mois, le 13 mars, lorsque le commandement du Charles-de-Gaulle a décidé de faire escale à Brest après plusieurs semaines en Méditerranée dans le cadre de l’opération Chammal – et avant de repartir vers le nord.

     

    Le porte-avions s’arrête dans le port breton du vendredi 13 mars au soir au lundi 16 mars au matin.

    Le reste de la France se prépare alors au confinement. Le samedi 14 mars, Édouard Philippe annonce la fermeture des lieux publics non essentiels et le lundi 16 mars au soir, Emmanuel Macron annonce le confinement.

     

    La traditionnelle visite du bateau par les familles est annulée, mais les marins sont autorisés à descendre à terre pour voir leurs familles.

    Une décision « surprenante » pour ce proche, « d’autant que, contrairement à ce qui a été dit, cela ne concernait pas uniquement ceux qui avaient leur famille sur place : certaines familles sont venues de plus loin, et certains marins sont sortis non pas pour voir leurs proches, mais pour aller en boîte ou dans des bars ».

     

    Au retour, sur le bateau, l’équipage ne fait l’objet d’aucun contrôle particulier, assure-t-il.

    Plus étonnant encore : la hiérarchie semble appréhender la situation avec une certaine légèreté.

    « Le commandant s’est contenté de leur dire qu’ils étaient militaires, en bonne santé, et que donc même s’ils l’attrapaient, tout irait bien », rapporte encore ce proche.

    Dans les coursives, on ne s’inquiète pas davantage : les militaires se toussent dessus « pour rire ».

     

    Un mois et (au moins) cinquante malades plus tard, le porte-parole de la marine l’admet pourtant : c’est certainement à Brest que le porte-avions a été infecté par le Covid-19.

     

    Interrogé sur l’opportunité de cette escale, le porte-parole reste droit dans ses bottes : « Je ne vois pas pourquoi on aurait imposé aux marins un traitement plus restrictif que celui qu’on imposait à tous les Français. Je n’identifie aucune erreur d’appréciation », explique-t-il à l’Agence France-Presse (AFP).

    Une justification qui peut paraître contestable : les marins du Charles-de-Gaulle ne sont, de fait, pas « tous les Français », et que les conséquences d’une épidémie ne sont a priori pas les mêmes dans une bourgade française et dans un porte-avions à propulsion nucléaire.

     

    Surtout, la suite démontrera que les marins du porte-avions n’ont pas subi un traitement « plus restrictif » que celui de tous les Français.

    Au contraire : pendant que ces derniers étaient interdits de rassemblement, de réunion familiale et de sport collectif, le commandant du navire décidait d’« assouplir » l’application de mesures barrières, permettant notamment des rassemblements de dizaines de marins à l’occasion de « l’appel » quotidien.

     

    Comment est-ce possible ?

    La présence du virus à bord n’est en fait confirmée qu’au début du mois d’avril, lorsqu’un marin est testé positif après avoir été débarqué au Danemark.

    Quatorze jours après l’escale à Brest, à la fin mars, la période d’incubation est théoriquement passée et ce cas n’a pas encore été détecté ; le navire se croit épargné.

     

    Dans une lettre interne destinée aux familles des marins, le commandant du porte-avions, Guillaume Pinget, se félicite : « Voilà donc quatorze jours que nous avons quitté Brest et grâce à la volonté de chacun et aux efforts faits pour respecter les mesures barrières, nous n’avons à ce jour aucun cas déclaré de coronavirus à bord. »

     

    Ignore-t-il que des cas asymptomatiques peuvent se trouver à bord ?

    A-t-il décidé consciemment de prendre le risque ?

    Le commandement prend en tout cas une décision qui aura sans doute des conséquences sur la suite de l’épidémie : il choisit de lâcher du lest dans l’application des gestes de prévention.

    « Nous allons assouplir certaines mesures barrières qui avaient été prises », annonce le médecin-chef du bateau dans la même lettre (classée « diffusion restreinte »), destinée aux familles et datée d’avril 2020.

     

    Cet « assouplissement » concerne « la suppression des appels au poste de compagnie et des briefings activité, l’adaptation des flux aux rampes pour se restaurer, ou encore la suppression d’activités diverses et variées au sein du bord, comme par exemple certaines activités de cohésion [loisirs collectifs] », détaille-t-il.

     

    Le marin contacté par Mediapart par l’intermédiaire d’un de ses proches confirme que les « appels » de compagnie, des rassemblements quotidiens réunissant au minimum une cinquantaine de personnes, ont été rétablis à la fin du mois de mars.

    Il ajoute que certaines mesures ont été également assouplies comme le nettoyage du bateau deux fois par jour. 

    La procédure appliquée est revenue à celle pratiquée hors temps d’épidémie, avec un nettoyage une seule fois par jour.

     

    Lorsque les premiers cas sont déclarés en avril,

    il n’est plus question « d’assouplir ».

    Dans ce bateau où la promiscuité est permanente, où les militaires partagent tous leur chambre (de deux à vingt-quatre lits), il faut rapidement prendre en charge les malades et les isoler du reste de l’équipage.

    Le ministère des armées assure que c’est ce qui a été fait.

    Une zone a été prévue pour cela : la « tranche Alpha » du bateau, d’une capacité de 127 places, dont la ventilation peut être mise en dépression afin d’éviter la propagation du virus au reste du bâtiment.

     

    Interrogé par Mediapart (voir la Boîte noire de cet article), le ministère indique que l’équipe médicale du porte-avions « a pris en charge tout marin présentant un ou plusieurs symptômes pouvant être assimilé(s) au Covid-19 », en adoptant « les mesures de précaution préconisées par le ministère pour les cas suspects : isolement le temps de la durée des symptômes, suivi médical, port du masque ».

    Dans une autre de ses lettres adressées aux familles des marins, datée du 7 avril, le commandant l’assurait également : lorsque les symptômes apparaissent, « les marins sont isolés par mesure de précaution ».

     

    Ce n’est pourtant pas ce que disent les familles de marins du Charles-de-Gaulle.

    Lorsque le marin évoqué plus haut a « commencé à développer des symptômes très caractéristiques du Covid-19 », il « est allé à l’infirmerie, où il a été assez mal reçu », raconte son proche.

    « L’infirmier lui a dit, en résumé, qu’on ne pouvait pas faire grand-chose pour lui et qu’il ne pouvait pas être confiné car il n’y avait plus assez de places [en tranche Alpha – ndlr].

    Il a refusé d’inscrire dans son dossier médical qu’il présentait ces symptômes », ce que lui avait pourtant demandé le marin.

     

    Une autre source a pu confirmer à Mediapart que, malgré des symptômes compatibles avec le Covid-19, l’un de ses proches, militaire sur le Charles-de-Gaulle, n’avait pas non plus été placé en confinement.

    Étonnant lorsqu’on sait qu’au même moment, le commandant écrit – encore – aux familles, dans une lettre cette fois datée du 10 avril, que « les marins infectés par le coronavirus, ou présentant des symptômes, continuent de faire l’objet d’une prise en charge spécifique et de toute notre attention ».

     

    La réalité semble plus brutale : au sein du Charles-de-Gaulle, l’épidémie a pris des proportions telles que tous les malades n’ont pas pu être suivis et isolés.

    « À partir du 3 ou 4 avril, la situation a empiré très rapidement, relate le proche du premier marin.

    Beaucoup de gens ont eu des symptômes.

    Dans certaines chambres, tout le monde toussait ; quand ils travaillaient, tout le monde toussait. »

    Plus grave encore : toujours selon cette source, plusieurs marins sont restés avec les autres, sans changer de chambre, même après avoir été testés positifs au Covid-19.

    Les résultats des premiers tests ont été rendus publics le vendredi 11 avril. 

    Cinquante cas ont été testés positifs, a annoncé le ministère des armées.

    Problème : seuls soixante-six marins ont été testés sur un équipage de 1 750 personnes. Les tests ont depuis été généralisés, mais le ministère refuse pour le moment de communiquer leurs résultats (voir la Boîte noire).

     

    Toujours selon les informations de Mediapart, d’autres marins ont pu sortir de la zone de confinement lorsque leurs symptômes se sont estompés.

    Comment s’est-on assuré qu’ils n’étaient plus contagieux ?

     

    Interrogé sur ce point, le ministère des armées répond… qu’il n’en savait rien.

    Puisque l’état actuel de la connaissance scientifique ne permet pas de « confirmer ni infirmer qu’un malade ne présentant plus de symptômes est ou n'est pas contagieux », écrit le ministère à Mediapart le 12 avril,

    « le fait qu’un marin ayant présenté des symptômes sorte de la zone confinée une fois les symptômes disparus ne veut pas pour autant dire qu’il représente un danger pour le reste de l’équipage ».

    En tout cas, « pas plus par exemple qu’un autre marin qui n’aurait jamais présenté de symptômes, mais qui pourrait quand même être contagieux ».

     

    En somme : puisqu’on n’en sait rien, prenons le risque.

    Un esprit retors pourrait rétorquer au ministère que si l’on suit ce raisonnement jusqu’au bout, il faudrait déconfiner toute la France.

     

    Plus embarrassant encore : cette pratique est en contradiction avec les instructions de l’institution la plus légitime en la matière, le service de santé des armées.

    Dans une directive que Mediapart a pu consulter, datée du 1er avril et signée de sa directrice Maryline Gygax Généro, l’institution chargée de veiller sur la santé des soldats français détaille la procédure à suivre concernant le retour au travail des militaires après une « infection confirmée, probable ou possible » au Covid-19.

    Les recommandations y sont claires.

    La reprise du travail des militaires ayant été malades « doit être strictement encadrée », et précédée d’une visite médicale durant laquelle les médecins militaires doivent examiner les malades physiquement et psychiquement, avant de leur remettre un certificat, et de rapporter la suspicion de Covid-19 dans leur livret médical ; autant de procédures qui n’ont, à notre connaissance, pas été appliquées sur le Charles-de-Gaulle.

     

    Pour prévenir d’éventuelles critiques sur les manquements observés dans la gestion de l’épidémie sur son porte-avions, l’armée a un dernier argument : le bateau n’était pas adapté.

    Le Charles-de-Gaulle « n’est pas un navire-hôpital ou un navire de croisière, c’est un bâtiment de combat »« les conditions sont par essence plus spartiates et contraintes » et où règne « une forte promiscuité », a tenu à rappeler le ministère à Mediapart.

     

    Mais si le problème venait de l’environnement si particulier du porte-avions, comment expliquer que certains manquements semblent avoir perduré depuis que l’équipage a posé le pied à terre, dimanche 12 avril ?

    Notre marin ayant développé plusieurs symptômes compatibles avec le Covid-19 a ainsi, depuis son arrivée à Toulon, été placé en quatorzaine « avec des gens qui n’ont pas de symptômes, donc potentiellement non contaminés », raconte son proche.

    « Un médecin lui a dit qu'il était visiblement “sur la fin“ et donc qu’il n’y avait pas de problème. »

     

    Les 1 760 membres d’équipage pourraient même, dans les prochains jours, avoir le plaisir de participer à des activités collectives.

    Une note diffusée aux marins quelques jours avant d’accoster, et répartissant les tâches, charge ainsi l’un des gradés du navire de « l’organisation de la vie des marins sur le centre » et en détaille le contenu : « appel, cohésion, sport, loisirs, Internet, wifi, téléphone, etc. » 

    Les marins en quatorzaine vont-ils (encore) se mélanger à l’occasion de parties de football ou de soirées barbecue ?

    Leurs proches, un brin dépassés, préfèrent en rire (jaune).

    Mais celui que nous avons interrogé n’en démord pas : sur le Charles-de-Gaulle, « la situation n’a pas été prise au sérieux », et le commandement a « mis en danger la vie » de l’équipage.

     

    Aux États-Unis, l’équipage du porte-avions USS Theodore-Roosevelt a lui aussi été contaminé par le Covid-19.

    La polémique autour de la gestion de la crise sanitaire a eu raison du chef de l’US Navy, Thomas Modly, qui a été démis de ses fonctions.

    Le décès d’un premier marin a été rendu public le 13 avril.


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