Procès de « l’ultragauche » :
« Je connais les dossiers terroristes,
celui-ci ne ressemble à aucun d’eux »
Pour clore quatre semaines d’audience, les avocats des sept militants jugés pour « association de malfaiteurs terroriste » ont plaidé la relaxe.
De façon étayée, ils ont dénoncé le travail de la DGSI et fustigé les interprétations du parquet.
Quel étrange procès !
Un public qui rit aux éclats, des juges et une greffière qui se pincent les lèvres pour ne rien laisser échapper de leur sentiment et une fin de journée sous des tonnerres d’applaudissements. C’est dans cette ambiance que les avocats des sept militants de « l’ultragauche » jugés depuis le 3 octobre dernier ont plaidé pour clore quatre semaines d’audience.
Les charges sont pourtant lourdes contre les prévenus poursuivis pour « association de malfaiteurs terroriste ». Florian D., présenté par l’accusation comme le leader, aurait voulu armer cette petite bande pour mener une guérilla sur le territoire et s’en prendre aux forces de l’ordre.
« Ultra-gauche : un attentat anti-police déjoué ? », indiquait BFMTV après leur interpellation le 8 décembre 2020. À l’époque, Gérald Darmanin félicitait même les services antiterroristes qui « protègent la République contre ceux qui veulent la détruire », ces « activistes violents de l’ultragauche ». Et pourtant. Pas une audience n’a eu lieu sans que des éclats de rire ne viennent s’ajouter aux débats.
« Quel étrange procès !, répète Lucie Simon, avocate de Manuel H., qui estime que l’infraction n’est pas constituée. Vous ne savez pas plus aujourd’hui qu’il y a quatre semaines quel est le projet terroriste. Vous n’avez rien découvert et nous avons même ri ensemble. C’est un peu étrange de rire dans la 16e [chambre]. On ne rit pas avec des gens qui vous font peur. »
Ni groupe ni projet
Personne ne conteste les faits matériels. Ils sont là. Certains se sont retrouvés dans une maison pendant le confinement et ont fabriqué des explosifs. D’autres avaient des armes dont certaines n’étaient pas déclarées ou se sont vus sur un terrain abandonné pour jouer des parties d’Airsoft. Le parquet parle d’entraînement quand eux évoquent un moment ludique et amusant.
« Et puis il y a ce qui est utilisé pour colorer le dossier. » De la littérature radicale ou révolutionnaire pour les uns, des « idées survivalistes pour certains » et un voyage.
Florian D. est parti combattre aux côtés des Kurdes au Rojava contre Daech. Dès son retour en 2018, il est surveillé, puis son camion, en réalité « sa maison », est sonorisé en 2020. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) enregistre tout et capte des propos violents sur les forces de l’ordre ou les institutions.
« Vous avez ces faits, mais vous n’avez ni le début ni la fin de l’infraction, ni le groupe, ni le projet », plaide l’avocate. Elle rappelle que ce groupe n’a pas de nom et que c’est la DGSI elle-même qui va le trouver en intitulant son affaire « Punks à chien ». Il n’a pas non plus de projet puisque le Parquet national antiterroriste (Pnat) admet lui-même qu’il n’a pu identifier aucun « passage à l’acte imminent ». « Je connais les dossiers terroristes, celui-ci ne ressemble à aucun d’eux », poursuit Louise Tort.
Quand on a bu un coup le soir avec mes consœurs, est-ce qu’on n’a pas déjà dit qu’on voulait abolir le Pnat ?
Raphaël Kempf, avocat de Florian D.
Tour à tour, les avocates s’attardent à démontrer la fragilité de la pièce maîtresse du dossier : les retranscriptions de conversations. Alors elles les lisent et les relisent. Lucie Simon reprend celle qui fait dire au parquet que Florian et son client souhaitent s’armer pour mener une guérilla : « Si ça part en couille demain, faut pas laisser un nouveau pouvoir fasciste en place [...] ; tant que la société n’est pas prête, ce n’est pas à nous d’avancer les pions militairement. » Et l’avocate d’interroger : « Quelle lutte armée, quelle guérilla attend que la société soit prête ? »
Les douze conseils reviennent ensuite sur le travail de la DGSI pour lister les « biais », les « manipulations » et « les erreurs » des services de renseignement. « On nous dit qu’ils vont avoir un passage à l’acte conforme à leur idéologie, mais quelle est leur idéologie ?, demande Émilie Bonvarlet, avocate de William. Peu importe, la DGSI en est convaincue, ils sont anars, ils sont donc dangereux, ils visent donc des policiers. »
Oui, certains prévenus ont pu lâcher quelques mots très violents. L’un, en passant devant des voitures de la police municipale, s’imaginait les brûler. Un autre se demandait ce qu’il ferait si un policier tombait à terre en manifestation. « Eux, ils nous butent, ils nous mutilent et nous on va taper pour le folklore ? C’est mort, le mec il est là, je le bute », rétorquait Florian, lors d’une conversation très alcoolisée.
« Avec des “si”, on ne fait pas des intentionalités », explique Me Émilie Bonvarlet, quand Me Louise Tort rappelle le contexte de l’époque : les manifestations des « gilets jaunes » et leurs nombreuses violences policières, la mort de George Floyd ou la mobilisation massive contre la loi Sécurité globale. Sa consœur, Chloé Chalot, évoque un sondage de juillet dernier révélant que 32 % des Français·es ont un sentiment d’inquiétude ou d’hostilité à l’égard des forces de l’ordre. « Cela ne fait pas 32 % de terroristes. » Et Me Raphaël Kempf de provoquer : « Quand on a bu un coup le soir avec mes consœurs, est-ce qu’on n’a pas déjà dit qu’on voulait abolir le Pnat ? »
« Vous avez deux ans de surveillance administrative auxquels nous n’aurons pas eu accès, onze mois d’enquête, plus de deux ans d’instruction, plus de 25 000 sonorisations, dix tomes de procédures et quatre semaines d’audience, liste-t-elle. Et au final, je me pose la question de savoir où est la volonté terroriste de mon client. La seule chose que vous avez, c’est une infraction pénale, celle des explosifs, qu’ils ont tous reconnue. »
Sur ce dernier sujet, justement, les deux visions restent irréconciliables. Le procureur évoque des fabrications d’explosifs pour préparer un attentat quand la défense parle de « pétards » pour tuer le temps du confinement. Alors Me Servane Meyniard, l’autre avocate de William D., détaille à nouveau la vidéo projetée au début du procès (ci-dessous). Lorsque Florian et quelques autres, tous en état d’ébriété, s’amusent « avec des pétards » pour tenter d’exploser une petite barque. « Cette tentative de destruction du bateau est à l’image de ce dossier, un échec.
Les prévenus ont tous juré que la fabrication d’explosifs servait « à finir le travail » et à détruire entièrement cette petite barque, le parquet n’y croit pas. Mais « ce n’est pas une invention de la défense », insiste l’avocate, qui cite des sonorisations que le parquet a mises de côté. « Le projet de cette confection d’explosifs, c’est bien le bateau, et c’est figé dans le dossier. »
« Ce procès, c’est celui de la défiance », enchaîne Me Camille Souleil-Balducci, avocate de Simon, artificier de métier. La défiance « à l’égard de Florian qui revient du Rojava et dont on craint qu’il ne revienne avec de mauvaises intentions ». La défiance vis-à-vis « de son entourage, qui a un mode de vie un peu alternatif, qui a des idées de gauche, d’extrême gauche, d’“ultragauche”, sans que l’on sache vraiment ce que cela signifie ». Et la défiance envers des jeunes « qui critiquent la société dans laquelle ils vivent et qui essayent d’apporter des réponses politiques ».
Les accusations reposent sur 0,7 % de l’ensemble des sonorisations
Elle évoque ces « miettes » que la DGSI a laissées, ces PV « tronqués » et ces retranscriptions « sélectionnées », qui restent malgré tout infimes. Me Kempf a fait le calcul. Pour les accuser, les services de renseignement s’appuient sur 0,7 % de la totalité des sonorisations : 86 retranscriptions sur 11 000. « Et même dans les miettes de conversations qu’on évoque comme des propos conspiratifs, on ne trouve pas ce que le ministère public veut faire dire aux mots. »
Sont rappelées « les nombreuses manipulations ». Le colis qu’on veut faire passer pour du matériau pour explosifs, alors qu’il s’agit d’une étagère commandée sur Amazon ; les bruits de cuillère sur une casserole qu’on fait passer pour des tirs en rafale d’armes à feu ; la volonté chez Simon d’identifier un policier, alors qu’il s’agissait d’un proche de sa mère auquel il avait offert une place de spectacle.
Et cette coïncidence relevée par un agent de la DGSI : Camille B. habiterait la même rue que Julien Coupat, initialement mis en cause pour « terrorisme » dans l’affaire Tarnac. L’agent a oublié de préciser qu’elle a déménagé en 2022, alors qu’elle était déjà mise en examen et placée sous contrôle judiciaire. C’est elle-même qui avait écrit au juge d’instruction pour lui signaler son adresse. « La DGSI a aussi oublié que Julien Coupat a été relaxé », constate Me Chalot.
Toutes et tous interpellent aussi la présidente, qui a dit non à « toutes les demandes de la défense ». Visionner les auditions de garde à vue pour savoir si la DGSI a menti, faire témoigner anonymement les agents de la DGSI pour évoquer les nombreuses incohérences des PV, consulter un téléphone portable pour vérifier un détail accablant...
Avant que Me Kempf ne prenne la parole, le public cible le ministère public et lâche des « bruits de serpent » pour signifier son hostilité. La présidente fait noter l’incident par la greffière. L’avocat s’agace : « Si le parquet peut susciter chez certains un sentiment de défiance, je pense qu’il faut l’entendre. La confiance ne se décrète pas, elle se mérite. »
Il fustige ensuite le travail de l’accusation, « le récit » qu’elle veut imposer pour « imaginer ce qu’il n’y a pas ». Il dénonce la particularité de la justice antiterroriste, avec ses procédures « exceptionnelles », « dérogatoires », et ses « multiples atteintes aux droits de la défense ». Il évoque d’autres affaires jugées dans le droit commun – un camion de gendarmerie brûlé, la porte du ministère de Benjamin Griveaux défoncée – et en tire une conclusion : « Le parquet s’est totalement autonomisé de la loi pour établir ses propres critères et dire ce qui est terroriste et ce qui ne l’est pas. »
Le procès d’un homme
En visant les réquisitions du parquet, il pointe ensuite « l’effilochement de ce dossier ». « Du procès d’un groupe, on est passés au procès d’un homme. » Mercredi, le ministère public a en effet estimé que Florian D. était l’élément central sans qui « aucun autre prévenu ne serait aujourd’hui à la barre ». Il a requis six ans de prison ferme pour lui et seulement du sursis pour les six autres prévenus.
Selon Me Kempf, la genèse de ces accusations reposerait en réalité sur une seule présomption : l’idée selon laquelle les combattants partis au Rojava rentreraient commettre des actes violents sur le territoire. « Pourquoi la DGSI tient-elle ce récit ? Cela fait dix ans qu’ils sont confrontés aux djihadistes impliquant des Français partis combattre en Syrie. Ils ont ce schéma de pensée. Je ne leur jette pas la pierre, ils ont ce biais », explique-t-il, avant de citer le PV d’un agent qui, comme pour certains combattants de Daech, qualifie Florian de « revenant ».
N’importe quel trotskiste de première année de la Sorbonne aurait fait mieux.
Matéo Bonaglia, avocat de Bastien A.
Pendant plusieurs heures, Raphaël Kempf et Coline Bouillon détaillent à leur tour les incohérences du dossier. Leur client aurait « voulu sélectionner des gens pour organiser une lutte armée » ? Des écoutes montrent qu’il hésitait avant de les rejoindre et que son seul but était de passer « des vacances à la campagne ». Le parquet évoque sa volonté « d’armer » ses proches pour se battre ? Le procès a montré que les proches en question avaient déjà des armes avant de le connaître.
Et puis il y a « cette divine surprise ». Des documents retrouvés dans les supports informatiques de certains prévenus et de Florian. Une « contribution des prisonniers d’Action directe » pour Camille B., que le parquet à transformée « en manifeste » ; un livret de la Conspiration des cellules de feu, un groupuscule grec prônant « l’action directe », retrouvé sur les supports de Florian D. « On ne s’était pas intéressés à cela jusque-là et cela devient la colonne vertébrale de l’accusation. Le parquet préfère citer un fichier PDF que mon client n’a pas lu plutôt que ses livres retrouvés dans son camion. »
« J’ai appris au cours des réquisitions que finalement la question des opinions restait centrale », rappelle l’avocat, pour qui les questions posées à son client en garde à vue sont la preuve d’un procès politique. « On pose des questions sur leurs convictions politiques et religieuses, sur la gestion du Covid par l’État. On veut savoir s’ils se définissent comme libertaires… »
Pour Bastien A., le parquet trouvait même suspect qu’il détienne un document sur la justice antiterroriste dans son ordinateur. L’a-t-il au moins lu, ce document ?, interroge Me Matéo Bonaglia, son avocat. Lors de ses premières garde à vue, le jeune homme n’a pas utilisé son droit au silence, a refusé de voir un médecin, a donné son ADN et sa signalétique. « N’importe quel trotskiste de première année de la Sorbonne aurait fait mieux. »
À la fin de sa plaidoirie vendredi soir, Me Kempf part se rasseoir, mais la présidente le rappelle pour une précision. « Comment avez-vous fait votre calcul pour arriver à 0,7 % des retranscriptions concernant les sonorisations ? », demande-t-elle. Il détaille sa règle de trois pendant qu’elle prend des notes. La salle rit encore et pense que la question dit beaucoup. La décision sera rendue le 22 décembre.